Le Tambour-Major des Hurlus est une grosse-tête qui a accompagné Lydéric et Phinaert dès leur première apparition avérée en tant que mannequin d’osier en 1825. Elle subit le même sort que ces deux illustres compères pendant la seconde guerre mondiale. Cette grosse-tête a été réalisée d’après une esquisse d’Horace Vernet, peintre connu pour ses œuvres à caractère militaire |
Souvenir Lillois – Le Tambour Major des Hurlus
La Vie du Nord – 21 février 1942
(Collection D. De Coune/Terre de Géants)
Lorsqu’aux jours de fêtes populaires que l’on appelait autrefois « jours d’atau » (1), les Lillois qui ont dépassé la cinquantaine contemplaient sur la Grand’Place, montant la garde au pied de la colonne obsidionale servant de piédestal à notre « Déesse », les grands mannequins d’osier vêtus d’oripeaux poussiéreux, représentant Phinaert le Barbu et le Grand Forestier Lydéric portant son faucon sur le poing, ils regrettaient de ne plus les voir encadrer de leur prestance notre héroïne du terroir – légendaire ou historique, chi lo sa? – la cabaretière du Jardin de l’Arcq, Jeanne Maillotte, menaçant de sa hallebarde le Café Bellevue, ainsi qu’on le fit longtemps.
N’avait-elle plus rien à se mettre, la pauvre en ce temps où la vie commençait à devenir trop chère, ou devait-elle se contenter, dès qu’elle fut coulée en bronze d’une relégation au fond d’un soupçon de jardin à la verdure étique et chlorotique, dans lequel la gente enfantine du Vieux-Lille laisse libre cours à ses instincts de saccage ?
Et revivant alors leur passé, ils se reportaient vers le souvenirs de leur jeunesse, revigorant devant leurs yeux, le balourd et cocasse Tambour-Major des Hurlus, que seuls, ils connaissaient encore, car il semble descendu pour de bon dans le gouffre sans fond de l’oubli.
Qu’était donc ce personnage, demanderont peut-être les jeunes, qui ne le contemplèrent jamais ? Etait-il le symbole d’un événement ou d’un fait assez marquant du passé de notre ville ? Ou la remembrance d’un personnage ayant joué un certain rôle, glorieux ou non, dans ce passé, au même titre que Lydéric, Phinaert et Jeanne Maillotte ?
Que non pas ! C’était tout simplement un grotesque destiné à engendrer l’hilarité populaire lorsqu’il figurait dans les cortèges, et il faut convenir qu’il y réussissait à merveille depuis sa première apparition qui date de plus d’un siècle. Et ce fut le bon peuple de Lille lui-même qui le baptisa, dans la sonorité des rires homériques qu’il provoqua alors, de ce nom qui ‘lui est resté : « Le Tambour-Major .des Hurlus ».
En 1825,·le Comte d’Artois étant devenu Roi des Français sous .le nom de Charles X depuis l’année précédente où il avait succédé à Louis XVIII, la fête religieuse. instituée en 1269 par la Comtesse de Flandre · et de Haynaut, Marguerite de Constantinople, connue aux lointains sous le nom de « la Grande Procession de Lille », abolie en 1793, s’était vue rétablie à la suite du Concordat de 1801, dans des conditions beaucoup plus modestes, ne comprenant plus la neuvaine rituelle et. se confondant avec la procession du Saint-Sacrement de la Fête-Dieu .Elle n’était donc plus spéciale pour honorer la Patronne de Lille, Notre-Dame de la Treille, dont la statue miraculeuse était presque oubliée dans l’ombre de la chapelle des Trépassés de l’église Sainte-Catherine.
Mais l’ancien usage de mêler à cette procession des scènes profanes était retrouvé, au grand scandale du clergé et des. croyants, au point que, en cette année même, le Maire, Jean de Muyssaert, avait dû prendre un arrêté interdisant, dans cette procession, tout ce qui n’avait rien de religieux. Et pour ne pas priver le peuple lillois d’un spectacle qu’il aimait, la municipalité décida de créer pour le dimanche suivant la procession religieuse, un « cortège » dont elle chargea l’archiviste de la Ville, M._ Brun-Lavainne, d’en étudier le projet et d’en établir le programme.
A dire vrai, ce fut un méli-mélo qui nous semblerait aujourd’hui assez baroque, car si M. Brun-Lavainne s’inspira des fastes de Lille et des personnages qui eurent une certaine célébrité dans les temps anciens, et voulut rappeler le souvenir de la plupart d’entre eux, il le fit dans un mélange anachronique peu banal et d’un goût assez douteux.
Le « clou » de ce cortège était un énorme char tiré par six chevaux richement caparaçonnés, dénommé le « Char de la Ville », sur lequel était représentée la lignée des Comtes de Flandre depuis Baudouin I » dit Bras-de-fer, Baudouin IV dit Belle-Barbe, Baudouin V de Lille, Baudouin VI de Mons, les Comtesses sœurs Jeanne et Marguerite de Constantinople, et… Jeanne· Maillotte ; le char était encadré par les rangs serrés dès gardes nationaux armés de fusils à pierre dits « à platine « .
Les bustes d’autres personnages tels que Philippe d’Alsace, comte de Flandre, Philippe-le-Bon et même M. de Vauban et le Maréchal de Boufflers, émergeaient de l’entourage des hauts casques en cuivre des sapeurs-pompiers. Louis XIV y figurait par un buste noyé dans les lauriers, suivi du Chevalier Rouge et non loin· des géants Lydéric et Phinaert précédés d’une nombreuse et assourdissante compagnie de tambours revêtus de costumes de haute fantaisie, devant laquelle s’agitait et se démenait le tambour-major qui nous occupe.
En même temps qu’il décidait de créer ce cortège, le Conseil municipal avait aussi organisé un concours de musique, et les sociétés qui s’étaient engagées à y prendre part devaient également figurer dans ce cortège, de même que les sociétés de jeux populaires et des porteurs d’attributs et d’emblèmes de l’industrie et du commerce lillois qui avaient leur place marquée de temps immémorial, dans l’ancienne procession.
Lorsque ce programme qui parut somptueux, fut connu de par la ville, la liesse des habitants fut grande, car les Lillois furent toujours friands de ces défilés.
L’adjoint au maire, M. Formigier de Beaupuys, fut chargé de la réalisation de ce cortège. Il dût, à plusieurs reprises, se rendre à Paris par la diligence, pour y faire exécuter certaines parties du matériel nécessaire. Il s’adressa au décorateur renommé de l’Opéra, Pierre Cicéri, au régisseur du théâtre de la Porte Saint-Martin, l’habile metteur en scène Martin et à Horace Vernet, le célèbre peintre de chevaux, de batailles et d’uniformes, né en 1789 et décédé en 1863. Ce fut ce dernier qui fut le véritable père de notre tambour-major.
M. Vernet venait de triompher de la cabale qui avait fait refuser au Salon de 1822, ses tableaux de l’épopée napoléonienne, pour lesquels il avait dû alors faire une exposition particulière dans son atelier où le public les avait admirés. Sa renommée était devenue assez notoire pour qu’il se vit chargé, en cet an 1825, de faire le portrait officiel du Roi.
Notre adjoint, voulant introduire dans le cortège, un élément amusant et même· comique, sortant complètement des scènes historiques représentées, demanda au peintre de lui trouver une idée répondant à son désir.
Horace Vernet, familier des costumes militaires des temps présent et passé, la chercha parmi eux, et comme à cette époque, les tambours majors, emplois pour lesquels on choisissait les titulaires de haute taille et de belle prestance, connaissaient le très vif succès aux défilés militaires, il eut tôt fait de penser à une antithèse qui frapperait gaiement et sûrement l’œil et l’esprit populaires.
Sur l’heure, il dessina donc un autre tambour-major, petit, épais, mais dont le corps était rendu menu par une tête extrêmement volumineuse, dans la main duquel il mit une canne à grosse pomme et plus longue qu’il n’était haut.
Ce genre de caricature, devenu assez banal de nos jours, qui n’avait jamais été très pratiqué jusqu’alors, combla d’aise M. Formigier de Beaupuys.
Le dessin fut remis incontinent au costumier et la tête fut exécutée, puis envoyée à Lille en grand secret, en même temps que les accessoires fabriqués dans la capitale. Le jour de la fête venu, on mit cette tête formidable sur les épaules d’un figurant dressé d’avance à la porter et on le fit défiler en avant des tambours qu’il commandait, ainsi que doit le faire un tambour-major. ·
L’effet sur nos anciens fut,·parait il, irrésistible pour les faire s’esclaffer et rire à ceinture déboutonnée, lorsqu’il virent ce petit bonhomme à la tête énorme, joufflue, aux .yeux « d’berlou », souriant de sa grande bouche mi ouverte et manœuvrant tout de même sa canne entourloupée d’une grosse torsade terminée par le double et long gland de passementerie, au pommeau rutilant, avec une certaine adresse.
Le souvenir, demeuré encore vivace dans l’esprit du peuple, transmis qu’il était, de génération en génération, de la terrible bande de brigands religionnaires, riffodeurs et chauffeurs, qui mit fréquemment la région à sac pendant la seconde moitié du XVIème siècle, que l’on avait appelé « les Hurlus », corruption patoise de hurleurs, par une association d’idées assez curieuse, jaillit soudainement avec les rires qui secouaient les bedaines des Lillois, tant hommes. que femmes et enfants, et c’est alors que le cri définitif consacrant et adoptant ce grotesque, jaillit de toute cette joie immense et devenue vengeresse de ce temps honni: « V’là I’Tambour-Major des Hurlus » !
Et ce nom qui se propagea dans la foule hilare, lui demeura.
Ne reverrons-nous jamais, ainsi que nos descendants, cette caricature amusante à laquelle les bons Lillois de 1825 ont rattaché l’une des plus tristes-périodes de notre histoire locale, celle des guerres religieuses dont pâtirent nos ancêtres, caricature qui fit rire de si bon cœur tant de braves gens de Lille, de Flandre, du Hainaut, d’Artois, de Picardie et même de plus loin encore ?
Las ! Est-ce parce que notre temps grossier, et haineux ne connaît plus la saine joie et le bon rire flamand qu’on ne veut plus sortir le Tambour-Major des Hurlus, maniant allégrement, sa canne entourloupée de la grosse torsade terminée par le double et. long gland de passementerie; au pommeau rutilant ?
Qui nous le dira ?
Juin 1936. Léopold DELANNOY.
(1) Provient probablement de jour dataux signifiant « jour qui datent », c’est-à-dire tombant à des époques. Bien fixées d’avance, tant religieux que civils.