Le Voyage du Président de la République dans le Nord
Le Petit Journal Illustré 17 avril 1927
(Collection D. De Coune /Terre de Géants)
Le voyage présidentiel, dans le Nord
Le voyage du Président de la République à Lille et dans toutes les vaillantes cités du Nora, a été la consécration de l’œuvre admirable de renouvellement qui s’est faite, depuis la guerre, dans les régions envahies. Ce pays essentiellement industriel, non seulement a recouvré son activité d’autrefois, mais cette activité a été développée encore grâce à l’emploi des méthodes les plus modernes et grâce aussi, il faut le reconnaître. à l’entente qui unit là-bas le capital et le travail, les syndicats patronaux et les syndicats ouvriers.
C’est ce qu’a proclamé hautement M. Doumergue dans chacun de ses discours, entr’autres quand il a trouvé cette formule heureuse : « Vous avez su harmoniser toutes les forces de ce pays pour la France. »
Le Président de la République, en effet, ne s’est pas contenté d’accomplir dans le Nord un de ces voyages officiels qui ne peuvent rien enseigner. Il a visité des usines, il a vu de près tous ceux, jusqu’aux plus humbles, qui travaillent à la prospérité commune. La foule, accourue sur son passage, a été sensible à ce geste autant qu’à sa cordialité bien connue. Elle l’a acclamé avec un enthousiasme sincère. Elle s’est plu à le voir sourire de sa joie.
On ne saurait citer tous les incidents du voyage montrant cette sympathie spontanée entre M. Doumergue et les populations du Nord. Qu’il nous suffise de rappeler l’accueil pittoresque reçu par le Président dans la vieille ville de Douai. Là, dès la sortie de la gare, au milieu d’une foule énorme, il eut la surprise de voir le géant « Gayant », sa femme et ses enfants, venir à sa rencontre.
Vous lirez plus loin le curieux article de notre collaborateur Jean Lecoq consacré à ces mannequins géants qui sont une des dernières traditions du Nord. Il ne nous a pas semblé moins intéressant de fixer par le dessin cette scène pittoresque.
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Miettes du passé
Le Pays des Géants
Le pays des Géants dont je veux vous parler aujourd’hui n’est pas un pays légendaire : c’est ce bon vieux pays de Flandre que M. le Président de la République honora récemment d’une visite un peu rapide, sans doute, mais qui lui permit cependant de faire connaissance avec quelques-uns des plus fameux parmi les personnages gigantesques qu’on voit, aux jours des fêtes traditionnelles, parcourir les rues des vieilles cités flamandes.
Tout le monde sait, en effet, que la Flandre française et la Belgique, sa voisine, son des contrées où l’on tient les géants en une estime spéciale. Mais ces géants ne sont pas terribles : ils ne sont qu’en osier. Tout au plus ont-ils la tête et les mains en carton.
En général, ces géants des villes du Nord sont nés de quelque lointaine et pittoresque légende du moyen-âge. Lille, par e:cemple, exhibait naguère les deux personnages de fa fondation de la ville : Lydéric, premier comte de Flandre, et son mortel ennemi Phynaërt, roi de Cambrai, au temps de Clotaire II.
Ce monarque cambrésien n’était, à vrai dire, qu’un brigand qui détroussait les voyageurs. C’est ainsi qu’il tua Solvaërt, prince de Dijon, tandis que ce trop confiant Bourguignon traversait la forêt de Cambrai en compagnie de son épouse Emelgaïde.
Celle dernière était sur le point d’être mère. Recueillie par un ermite, elle mit au monde un fils qui reçut le nom de Lydéric.
Mais les gens de Phynaërt étaient à sa poursuite. Pendant une absence de l’ermite, ils découvrirent sa retraite, et la malheureuse princesse n’eut que le temps de mettre son enfant à l’abri derrière un buisson. Livrée à Phynaërt, elle fut enfermée dans une tour de son castel.
Le Petit Journal Illusté (17/04/1927)
Vingt ans après, Lydéric, élevé par le cénobite, et mis au courant du secret de sa naissance, se rendit à Soissons, à la cour de Clotaire, et demande au roi la permission d’appeler Phynaërt en champ clos.
Le combat eut lieu à Lille, en présence de Clotaire et de tous ses seigneurs. Phynaërt fut vaincu, Emelgaïde délivrée ; et Lydéric obtint du roi tous les biens du meurtrier avec le titre de Grand Forestier de Flandre.
Ainsi la légende des temps héroïques du pays flamand ravivait dans l’esprit populaire, lorsqu’aux jours de festivités, Lydéric el Phynaërt déambulaient gravement par les rues de la métropole. Et, à les voir marcher côte à côte, comme compère et compagnon, on eut cru que le temps, ce grand pacificateur avait réconciliés enfin ces implacables ennemis d’autrefois.
A Douai, nous trouvons Gayant et sa famille. Ce sont eux qui eurent l’honneur d’être présentés au Président de la République. Et j’imag1nc que les Douaisiens n’en furent pas peu fiers, car ils ont pour ce personnage légendaire un attachement filial : ils l’appellent leur « grand-père » et se disent « Enfants de Gayant ».
Ils ne sont d’ailleurs pas absolument d’accord sur l’origine de leurs géant. La légende en fait un terrible pourfendeur de Sarrasins. Mais tout le monde sait que l’invasion des Sarrasins ne monta pas plus haut que Poitiers. Peut-être Gayant n’est-il autre chose que la personnification de quelque vaillant chevalier qui sauva la ville d’une invasion normande.
Chaque année, le premier dimanche de la fête communale, on promène Gayant en compagnie de Mme Gayant, sa femme, qu’on appelle aussi Marie Cagnenon, et de leurs enfants : Jacquot, Mlle Fillion et Binbin, que le peuple nomme aussi « Tiot Tourni », ce qui veut dire « petit louchon », parce que d’un œil il regarde en Champagne et de l’autre en Picardie.
Le « jour de Gayant », tout Douai est dans la rue ; et, de toutes parts, les originaires de la ville ne manquent pas d’y revenir.
On conte qu’en 1745, une compagnie d’artillerie, en majeure partie composée de Douaisiens, et dont M. de Bréande était capitaine, assistait au siège de Tournai.
Cette ville venait d’être prise, lorsque, le lendemain, M. de Bréande est averti par un officier que presque tous les militaires de sa compagnie ont déserté. Le capitaine est d’abord ému d’une pareille nouvelle. Mais, bientôt, il éclate de rire : il vient de se rappeler, lui qui connait Douai, que c’est le jour de la fête de Gayant. « Soyez tranquille, dit-il à son officier, les enfants de Gayant sont fidèles à leur devoir ; et n0s gens reviendront dès qu’ils au1ont vu danser leur grand-père. »
Car Gayant et sa famille dansent par les rues, ou plutôt ils se dandinent sur un air très particulier et non sans charme qui rappelle un peu celui de la chanson : « Allez-vous-en, gens de la noce ». Cet air est, pour les Douaisiens.. ce que le Ranz des Vaches est pour les Suisses. Il les émeut profondément ou leur cause, lorsqu’ils sont éloignés de leur ville, une joie indicible.
Le général L’Hériller, qui était originaire de Douai, m’a conté naguère, à ce propos, un souvenir qu’il avait gardé de l’époque où il guerroyait au Mexique. Il était alors colonel et commandait le 99ème de ligne.
Un matin, alors qu’il campait au pied du mont Borrego, la musique du régiment fit à son colonel la surprise de l’éveiller avec l’air de Gayant. Le brave général disait que cet air qui, si loin de Douai, lui rendait la vision de son pays en fête, lui avait causé l’émotion la plus douce et la plus profonde à la fois qu’il eût ressentie de sa vie.
A quelle date remonte la promenade de Gayant ? On ne le sait au juste. Mais les comptes de la ville témoignent qu’elle existait déjà il y a plus de quatre cents ans.
Alors, le géant et sa famille suivaient la mode dans leurs accoutrements. Depuis bientôt un siècle, leur mise est immuable : Gayant est vêtu en guerrier du XVIè siècle, avec la cuirasse, la cotte de maille, les cuissards, les bras-sards, les gantelets, le casque à mentonnière, l’écu et la lance.
Sa femme et ses enfants portent des costumes de la même époque.
Plusieurs autres villes flamandes possèdent, comme Douai el Lille, leurs géants légendaires. Dunkerque a son Reuzc, que l’on appelle familièrement Reuze-Papa. Il est plus haut de quatre pieds que Gayant et arbore le costume et l’armure d’un hallebardier espagnol.
Alors que les autres géants sont portés par des hommes dissimulés sous leur carapace d’osier, Reuze-Papa, lui, s’avance dans un char romain attelé de deux chevaux qu’il conduit lui-même à grandes guides.
Cassel, la ville des moulins à vent, est également la patrie d’un Reuze guerrier, armé d’une cuirasse à l’antique et coiffé d’un casque à haute chenille, que l’on promène les jours de fêtes populaires, au milieu d’un cortège de Gilles et de masques grotesques.
La ville de Calais a voulu, elle aussi, avoir ses géants : elle a f0uillé dans ses origines et trouvé deux personnages légendaires qui pouvaient remplir ce rôle à souhait : l’un est Jean-Louis du Courgain, matelot d’ autrefois, si grand qu’il pouvait aller à pied pêcher la crevette dans les endroits où il y avait dix mètres d’eau ; l’autre, Jean de Calais, est le héros d’une des plus curieuses légendes du moyen-âge.
D’après cette tradition Jean de Calais était un marin fameux qui débarrassa les côtes du Calaisis des pirates qui les infestaient. Au cours d’une de ses croisières. il lui arriva de délivrer deux belles jeunes filles que des forbans retenaient captives. Il les ramena à Calais, où, bientôt, il s’éprit de l’une d’elles et l’épousa. Obligé de reprendre la mer que quelques temps après, il fit sculpter le portrait de sa femme à la proue de son navire, afin que ce palladium l’accompagnât partout. Or, comme le navire se trouvait un jour dans le port de Lisbonne, l’image fut reconnue par le roi de Portugal comme étant celle de sa fille, enlevée jadis par les pirates que Jean de Calais avait vaincus. Le monarque en conçu une si grande joie qu’il ratifia le mariage de sa fille et du héros calaisien et désigna celui-ci pour lui succéder sur le trône de Portugal.
Mais la vraie patrie des géants, c’est la Belgique. Là, toutes les villes en exhibent plusieurs.
Bruxelles n’en a pas moins de six. Anvers, n’en a qu’un, mais c’est un personnage d’importance. Druon Antigon, le géant anversois, n’est autre qui ce fameux bandit légendaire qui, embusqué à l’entrée du port, arrêtait les navigateurs et leur coupait la main droite, qu’il jetait dans l’Escaut. C’est de là qu’Anvers a pris son nom, qui est, en flamand, Antwerpen, de hand (main) .et werpen (jeter).
Nivelles, comme Douai, a toute une famille : Argayon, Argayonne et leur petit Argayonnet, que l’on appelle familièrement Lolo.
Ypres, la vieille cité martyre, qui fut la reine du commerce de l’Europe au moyen-âge, possède un superbe géant du nom de Goliath.
Malines, Vilvorde, ont aussi leurs Reuzes. Enfin, la ville de Mons, à défaut de géant, a, tout comme Tarascon, une tarasque, un dragon monstrueux, à la longue queue, au dos couvert d’écailles, que, tous les ans, un beau cavalier vêtu en Saint-Georges, combat publiquement sur la place de la ville, le jour de la fête patronale, et qui s’appelle le Doudou.
Depuis des siècles, tous ces gigantesques personnages des traditions flamandes sont de toutes les fêtes populaires, de toutes les joyeuses entrées de princes et de souverains. Et leur présence causa parfois des méprises bien singulières à ceux qui ne connaissaient pas ces héros des curieuses coutumes du pays de Flandre.
Voici, à ce propos, une curieuse anecdote qui se rapporte au séjour de Napoléon et de Marie-Louise en Belgique, et qui fut recueillie par M. de Mœterlinck, le savant conservateur du musée des Beaux-Arts de la ville de Gand.
Napoléon visitant, en 1810. les Pays-Bas, accompagné de Marie-Louise, eut, sur la route de Bruxelles à Gand, une rencontre vraiment surprenante. A Oordeghem, où sa voiture s’était arrêtée pour un relais, on vit s’avancer tout à coup une troupe de géants qui se trémoussaient en cadence. C’étaient les géants de Wetteren qui venaient au devant de l’empereur pour lui faire honneur. Mais leur brusque apparition jeta l’épouvante dans l’âme du vainqueur de l’Europe, non pas pour lui, mais pour sa compagne, qui était alors enceinte du roi de Rome.
– Arrière ! cria l’empereur, pas de monstres devant l’impératrice !
Et il lança les cavaliers de son escorte contre les malheureux géants qui furent renversés, foulés aux pieds des chevaux et déchiquetés, tandis que l’empereur ayant rassuré l’impératrice sur cet incident qui eût pu compromettre la dynastie, repartait au galop.
Tels sont les principaux représentants de la puissante famille des géants de Flandre, famille chère à tous les amis du folklore, et dont les promenades triomphales nous gardent le pittoresque souvenir des processions burlesques du moyen-âge.
Ne vous étonnez pas trop que le peuple de Flandre prenne encore plaisir à saluer au passage ces gigantesques mannequins ; et ne souriez pas à ces exhibitions qui semblent enfantine
Jean LECOQ