Les Géants du Nord aux bains de mer
par Henry Cossira
Le Monde Illustré, Miroir du Monde – 6 août 1938
(Collection D. De Coune /Terre de Géants)
Peu banal fût le défilé à travers les rues du Touquet qui clôtura, l’autre jour, le Congrès qui venait de se tenir cette ville. Le Congrès lui-même sortait de l’ordinaire puisqu’il s’agissait du congrès des Géants du Nord. Et lorsqu’on sait que ces colosses des Flandres françaises ou belges ont pour le moins de six à huit mètres de· haut, on s’imagine ce qu’a pu être leur promenade aux accents des fanfares locales.
Et encore ils n’avaient pas tous répondu à l’invitation de la municipalité du Touquet. Autrement ils eussent été plus de cent cinquante car il n’est pas une ville Flamande qui ne possède son géant familière, et même une famille entière.
Cc ne sont d’ailleurs pas des géants honoraires, car loin d’être enfermés dans quelques musées, ils se mêlent à la vie publique et se montrent officiellement aux populations.
Prenons par exemple la ramille des Gayant, les bons Géants de Douai. Gayant, c’est un mannequin d’osier de 8 mètres de haut vêtu en chevalier de la Renaissance avec casque à mentonnière, cotte de· mailles, brassards, gantelets, cuissards, rapière, lance et écu. Un manteau de pourpre flotte sur ses reins. Une jupe de même couleur couvre le bas du corps, évasé en forme de cloche pour dissimuler les 8 ou 10 porteurs qui font avancer cette étrange machine. Derrière lui vient sa digne épouse, Madame Gayant, que le peuple a appelée Marie Saquemon, un peu plus petite que lui. Attifée en châtelaine du XVIème siècle, bonnet à la Marie Stuart, large fraise, godronnée, collier, éventail de plumes et chaîne de pierres précieuses. Les enfants viennent ensuite : Jacques ou Jacquot, que son père a armé chevalier et qui a bonne mine avec son toquet à plumes, son mantelet sur l’épaule et son pourpoint à crevés ; Filion, d’un pied moins grande que son ainé – elle n’a que quatorze pieds de haut – porte une robe qui semble taillé dans une défroque de sa mère. Quant à Binbin, le dernier né, qui n’a guère que dix pieds de haut, il a conservé le bourrelet, la bourse et les hochets de son âge. Ses yeux louchent et c’est cela sans doute qui plait aux Douaisiennes qui l’appellent tendrement : « not ch’tiot Tourni ».
C’est en cet équipage que le dimanche qui suit chaque année le 6 juillet – en mémoire de l’entrée de Louis XIV à Douai en 1667 – que Gayant se présente à ses enfants pour recueillir leur tribut de vénération et d’amour »
Cependant, l’origine de la procession de Gayant remonte beaucoup plus loin. Au début du IXème siècle, Douai était livrée à la dévastation des barbares, Jean Gelon se mit à la tête des concitoyens et, surprenant les ennemis endormis, en fit un terrible massacre, délivrant ainsi sa patrie. Par reconnaissance, les Douaisiens prirent l’habitude de promener un mannequin géant représentant Gelon. Cette fête fut instituée sous l’archiduc Maximilien, époux de Marie, Duchesse de Bourgogne, ainsi qu’en font foi les archives de la cité où on lit notamment : « En 1480, a été instituée, en l’honneur de Dieu, de toute la Cour Cœlestiale ; l’ide Monseigneur Morand, pour rendre grâces que par tel jour 16 juin, celle ville fut gardée et conservée de l’emprins que y feroient les Franchois pour les cuider s’en prendre. » Louis XIV ayant pris Douai, la procession fut alors fixée au 6 juillet au lieu du 16 juin.
A Dunkerque, Reuze est aussi populaire que Gayant dont il est d’ailleurs le gendre. Il porte le costume et l’armure d’un hallebardier espagnol. Il s’avance sur un char romain qu’il semble conduire lui-même. Déjà au XVIème siècle, il figurait dans les cortèges qui parcouraient la ville aux sons des violons et des cornemuses. Les Dunkerquois le tiennent depuis toujours pour le plus fort et le plus glorieux des géants. Cc fui d’ailleurs pour avoir trop fièrement exprimé cette fierté nationale, au cours d’un voyage de Reuze à Douai que plusieurs Dunkerquois furent jetés dans la Scarpe et qu’un autre fut trouvé mort dans les fosses de la citadelle. Comme Gayant, il avait femme et famille. Sa compagne s’appelait Gentille Un de leurs enfants, bébé de neuf pieds se tenait blotti dans la poche du large justaucorps paternel et il en sortait pour crier : « Papa, Papa », demander à manger et happer tout ce qu’on lui tendait. La Révolution avait affublé Reuze d’une carmagnole et d’un bonnet rouge avant de le condamner à mort. Il échappa à sa tragique destinée mais ayant perdu Gentille, il dut songer à convoler en secondes noces, et c’est ainsi qu’il demanda la main de la fille de son voisin Goyant.
Quant à Lydéric et à Phynaërt, ils rappellent aux Lillois, le combat en champ clos qui eut lieu en leurs murs, pour le jugement de Dieu entre Lydéric, premier comte de Flandre et Phynaërt, le roi de Cambrai. La rencontre ordonnée par le roi Clotaire eut lieu près le château de Buquc. Grâce à un faucon qu’il avait dressé et qui vint au bon moment « becqueter » les yeux de Phynaért , Lydéric sortit vainqueur de la lutte. Puis il commença à bâtir Lille.
Quelles que soient les gloires de Gayant, de Reuze, de Lydéric et de Phynaërt, il serait injuste de passer sous silence le Druon d’ Anvers, dont la carcasse est l’œuvre de Pierre Van Aelst, peintre et sculpteur de Charles Quint et qui, en 1803, eut l’honneur de paraitre devant Bonaparte et Joséphine, Goliath et Tyran d’Ath, qui furent décapités en 1794 et brûlés en place publique par ordre de la Convention, le Goliath d’Ypres, celui de Furnes qui était décapité chaque année après la procession et pendu au mur de l’église jusqu’à l’année suivante, les Reuze de Cassel, de Bourbourg, le cheval Bayard et les géants et géantes de Bruxelles et de Malines.