Fête communale de Douai.
L’Illustration n°20, 11 septembre 1843
(Collection D. De Coune/Terre de Géants)
Allons, veux-tu venir, compère,
A la procension de Douay ?
Al est si joulie et si guaye,
Que de Valenciennes et Tournay,
De Lisle, d’Orchie et d’Arras,
Les pus pressés vienn’nt à grans pas.
Telle était la chanson que, le dimanche 9 juillet, entonnaient sur les routes de la Flandre des chœurs de paysans et d’ouvriers. Il en venait de tous les pays circonvoisins, d’Anzin, de Roubaix, de Béthune, de Bouchain, de Pont-à-Marcq, de Cambray, voire même de Courtrai, de Menin et de Mons, et la ville de Douai était le rendez-vous de cette multitude. Ladite ville s’était coquettement parée ; les maisons, qu’on lave d’ordinaire tous les samedis, avaient subi des ablutions supplémentaires ; les habitants avaient la physionomie radieuse ; la foule ondulait dans les rues ; la bière ruisselait dans les tavernes ; la place du Barlet était diaprée de bimbelotiers et d’acrobates ; la Bibliothèque, les Galeries de tableaux, d’archéologie, d’anatomie et d’histoire naturelle étaient ouvertes au public, qui, à vrai dire, ne profitait guère de cette faveur municipale. Dès sept heures du matin, la grosse cloche du beffroi tintait, et le carillon, mis en jeu par des mains habiles, substituait des airs variés à son éternel suoni la tromba. Et pourquoi ce dérangement, cette agitation inusitée, ces émigrations, ce bruit de cloches et de voix ? Quel aimant irrésistible entraînait Flamands et Belges vers la cité douaisienne ? Le désir de contempler cinq énormes mannequins d’osier.
Douai, comme toutes les villes du Nord, a sa fête communale, appelée ducace ou kermesse en dialecte du pays ; ducace par abréviation de dédicace, kermesse de kerk mess (foire d’église) ; mais elle a de plus une spécialité importante, un divertissement exceptionnel, assez curieux pour être raconté à nos lecteurs des quatre-vingt-six départements. Tous les ans, le premier dimanche qui suit le 6 juillet, une figure colossale, connue sous le nom de Gayant, sort à onze heures du jardin du Musée, où on lui a construit une remise. Gayant, haut de vingt-deux pieds, coiffé d’un casque à blancs panaches, est soutenu par des porteurs cachés, dans ses flancs. Sa femme, Marie Cagenon, moins grande de deux pieds seulement, l’accompagne, habillée en dame de la cour de Marguerite de Valois. M. Jacquot, le fils aîné, d’une taille de douze pieds, porte fièrement une toque de velours, un manteau espagnol et un pourpoint à crevés. Mademoiselle Filion, la cadette, de dix pieds de hauteur, reproduit la toilette et les grâces maternelles. Le ptiot Binbin, enfant d’environ huit pieds, le plus jeune rejeton de la famille, a la tête garnie d’un bourrelet, et tient à la main des hochets. Derrière ces cinq grandes poupées roule un char à la cime duquel est posée la Fortune, dans l’exercice de ses fonctions distributives. Sur le plateau circulaire de ce véhicule, sont rangés un seigneur espagnol, une dame, un soldat suisse, un financier, un paysan avec une poule à la main, et un procureur, dont la poche gauche est bourrée de contrats. Le plateau tourne à l’aide d’une lanterne fixée à l’une des roues, de sorte que les six types d’états occupent alternativement l’extrémité supérieure ou inférieure du plan incliné. La chanson de Gayant, dont nous avons cité le premier couplet, nous explique ce balancement symbolique :
Te vera chelle biel reu de forteune,
Queurir et marquier à grans pas ;
Ché pour le dir’ qué tout l’mond’ va
Et tantôt haut et tantôt bas.
Argentier, avocat, paysan,
Chacun ju son rôle en courant.
Autour de cortège, les jambes passées dans la carcasse d’un cheval d’osier, galope le maître des cérémonies, le sot de l’ex-corporation des canonniers, appelé Carrocher, du nom du titulaire actuel. Ses vêtements sont ceux des fous en titre d’office. Il court à travers les masses compactes, menace de sa marotte ceux qui ne livrent point passage à la procession, et reçoit des dons volontaires au bénéfice des porteurs. A ce spectacle le peuple bat des mains ; c’est toujours avec un nouveau plaisir que les Douaisiens, revoient leur cher Gayant ; ils éprouvent pour lui une tendresse inimaginable ; la joie que leur cause sa présence va jusqu’à l’attendrissement ; la marche de Gayant est leur Ranz, leur Marseillaise locale ; l’attente de Gayant les tient en éveil, la présence de Gayant les électrise, le souvenir de Gayant les poursuit. On vit, le 10 juin 1745, une compagnie d’artilleurs douaisiens, campée devant Tournai, déserter tout entière avec armes et bagages. Grande fut l’alarme : le prévôt voulait mettre la maréchaussée en campagne ; mais le capitaine. M. de Breande lui dit : « Soyez tranquille, jesais où ils sont allés ; il faut qu’ils voient danser leur grand-père Gayant ; mais vous les reverrez, après la kermesse. » Et quelque, jours plus tard, la compagnie rentrait au camp, ramenant de Douai bon nombre de nouvelles recrues.
Toutefois de ce Gayant si aimé, si fêté, si applaudi, nul ne connaît la généalogie. Suivant les uns, c’est la personnification d’un seigneur qui, vers 881, aida le comte Baudouin II à repousser les Normands. Au dire des autres, c’est un certain Jehan Gelon, seigneur de Cantin, qui chassa les Barbares au neuvième siècle. J. B Gramaye, autour des Antiquitates Flandriae (1608, in-8.), dit que la tour du Vieux-Tudor, partie encore subsistante de l’ancien château de Douai, fut jadis habitée par des géants, mais il ne signale aucune corrélation entre eux et notre héros. D’après une autre version, Gayant aurait pris naissance dans une procession instituée en l’honneur de Dieu, de toute la cour célestiale, et de monsieur saint Mauraut, pour rappeler la défaite des Français assiégeants, le 16 juin 1419. Ce qui peut confirmer cette opinion, c’est que Gayant parut annuellement le 16 juin jusqu’en 1770. M. de Conzié, évêque d’Arras, suspendit alors la procession, sous prétexte du jubilé. Son mandement causa presque une émeute ; le peuple, attroupé sous les fenêtres de l’intendant de Flandre, cria : « Rendez-nous Gayant ! rendez-nous notre père !» Les échevins s’assemblèrent pour protester ; des commissaires délégués en appelèrent au Parlement ; mais des lettres closes du 6 juin 1771 donnant raison à l’évêque, abolirent la cérémonie du 16 juin, et instituèrent une autre procession générale en commémoration de la prise de Douai par Louis XIV, le 6 juillet 1667. Attaqué par les puissances spirituelles et temporelles, Gayant se tint prudemment muchié pendant six ans. Il reparut en 1779, et l’on trouve dans le registre des dépenses de cette année : « A David, menuisier, pour bois et façon employés à la réparation des figures de Gayant et de sa famille: 65 florins 13 pastards. »
La Flandre au Moyen-Age, comptait les géants par douzaine. On avait à Lille Lyderic, Phinart et les quatre fils d’Aymon sur le cheval Bayard ; à Anvers, Druon-Antigon ; à Louvain, Hercule et sa femme Megera ; à Bruxelles, Ommegan et sa famille ; à Hazebrouck, le comte de la Mi-Carême ; à Cassel, Reusen et son binbin ; à Malines, le grand-père des géants et ses enfants ; à Ath, le géant Goliath; à Hasselt, Lange-Man ; à Dunkerque, Reusen, sa femme et Cupido, leur fils, armé de pied en cap et portant un binbin dans sa poche. Quelques-uns de ces éminents personnages ont tenté de reparaître dans des cérémonies récentes ; mais le Gayant de Douai est demeuré le plus grand par la stature et la renommée. Il est fâcheux qu’on manque de documents pour déterminer l’origine d’un colosse aussi intéressant, et qu’on n’ait point de traces de son existence antérieure au dix-septième siècle. On lit dans un compte du 20 juin 1665 : « A cinq hommes ayant porté le géant, payé à chacun 30 pastards.-A ceulx ayant porté la géante : 30 pastards.-A Marie-Jenne Paul, pour avoir faict la perruque de la géante, raccommodé celle du géant et saint Michel, payé pour réduction: 17 florins. » Il appert de la même pièce, dont on conserve l’original aux archives de Douai, que Gayant se montrait pour la première fois en compagnie d’une épouse : « Aux Pères Dominicains, pour avoir moullé la teste de la géante, construit ses mains, son collier, sa rose de diamant et diverses aultres pieches d’ornement : 40 florins.- A Antoine Denher, foureur, pour vingt et une cordes de perles appliquez à la coiffure de la géante : 63 pastards. – A Guillaume Gourbé, mandelier, pour la façon et livreson d’osier pour la géante : 31 florins. » Après avoir marié Gayant, le corps municipal trouva tout simple de lui donner des enfants, et M. Jacquot, mademoiselle Filion et Binbin sortirent tout armés de son cerveau. L’acte de naissance du ptiot est ainsi dressé dans un compte de 1703 : « A Wagon, pour avoir abilié le petit enfant géan : 1 florin, 4 past. » Le même compte mentionne la roue de fortune, symbole emprunté à la corporation des charrons et tonneliers. La famille briarienne a fait, cette année, son excursion avec la pompe accoutumée. Les fêtes, commencées le 9 juillet, se sont prolongées jusqu’au 13. De nombreux amateurs se sont disputé, avec une adresse rivale, les prix du tir à l’oiseau, du jeu d’arc au berceau, de l’arbalète, du tir à la fléchette, du jeu de balle, de la cible chinoise et de la cible horizontale. Le 2, un bal splendide a rassemblé, dans la grand’ salle de l’hôtel-de-ville, l’élite des Douaisiens, pendant que d’autres danseurs s’évertuaient au Jardin-Royal et sous les peuplier de Chambord. Une exposition publique de plantes en fleurs, faite dans les bâtiments de la Société d’Agriculture, Science et Arts, a montré que l’horticulture était plus que jamais en honneur dans le Nord, terre classique des fous-tulipiers. La musique, cet art cher des Flamands, n’avait pas été omise dans le programme : le dimanche, vers midi, deux, cents membres des Sociétés de musique sacrée et des Amateurs réunis ont exécuté dans la cathédrale de Saint-Pierre une messe de M. Ferdinand Lavainne, musicien Lillois. Dans la journée du 10 la Société philarmonique donné un concert, où MM. Roger et Grard, mademoiselle Lavoye, tous trois du théâtre Favart, ont obtenu des applaudissements bien mérités. Mais ce que les Douaisiens ont admiré le plus après Gayant, ç’a été un monument de bois et de tuile, érige sur la Place-d’Armes, et rappelant à sa partie supérieure l’ancien beffroi incendié en 1471. Sur la base étaient inscrits les noms des Douaisiens morts, à Mons-en-Puèle, en 1304, en combattant contre Philippe-le-Bel. On eut pu choisir des héros plus récents et plus Français ; néanmoins cette réminiscence de gloire indigène a chatouillé l’amour-propre flamand, et les spectateurs ont trépigné d’enthousiasme quand, le 12 juillet, à dix heures et demie du soir, l’édifice, embrasé par des fusées, a fourni la matière d’un feu de joie.
A l’heure où nous écrivons, la famille Gayant est rentrée dans sa remise; les couverts d’argent, marabouts, cuillers, timbales, pistolets et fusils ont été distribués aux vainqueurs des jeux. La ville, l’une des plus mornes de France, est rentrée dans sa torpeur ; l’herbe des rues a redressé ses brins un moment inclinés, et le carillon, renonçant aux fioritures, répète à chaque heure la marche des Puritains.