On sort du cadre habituel des Géants du Nord de la France et de la Belgique pour une incursion au Carnaval de Nice en 1911. Pour terminer, des indications de prix sont données dans cet article. A titre indicatif, 1 franc français de 1911 représentait 3,17530€ en 2010 |
Nice – Les coulisses du carnaval
Lecture pour tous n°5 -Février 1911
(Collection D. De Coune /Terre de Géants)
Paris fait tout ce qu’il peut pour célébrer dignement le carnaval – tout ce qu’on peut faire quand on n’a ni le ciel, ni le soleil de Provence. Sous son ciel de grisaille et d’ocre, dans un air sans lumière où février lance en sifflant ses vents perfides, c’est souvent une pauvre, une pitoyable mascarade, qui fuit sous la bise le long de nos rues et de nos boulevards, muet défilé de masques transis, claquant des genoux et des dents, plus blancs de froid que de farine, cortège époumoné et toussoteux, le nez dans un mouchoir et les mains dans les poches, un carnaval enrhumé, un carnaval dont le rire va se changer en bronchite.
Pour se faire une idée du degré auquel peuvent atteindre l’éclat et la gaîté des fêtes du carnaval, il faut aller dans les pays du soleil, qui se prêtent aux joyeuses manifestations en plein air. Évoquons les splendeurs de la cérémonie traditionnelle, ainsi qu’on la voit se dérouler chaque année sur la Côte d’Azur. Faisons le compte du prix auquel reviennent ces brillantes et fantaisistes exhibitions. Si elles sont couteuses, elles sont pour le moins aussi utiles, puisq1t’elles créent de la bonne humeur et de la cordial dans le peuple.
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Mais toi, terre enchantée de la Riviera, sol aimé des dieux, paradis du soleil, des fleurs et de la joie, adorable refuge de l’éternel été, comme tu sais recevoir celui dont tu as fait un symbolique et bon monarque,
le roi Carnaval, comme tu lui prodigues l’azur et l’or de ton air léger, le parfum de tes roses et de tes mimosas, tes chants, tes danses, ton rire, ta joie frénétique de . vivre sous un beau ciel !
Dès les premiers jours de février, le pays entier frémit d’allégresse, en préparant la grande fête. Il n’est si pauvre pécheur de Nice ou de Monaco, si modeste paysanne de Saint-Raphaël ou de Grasse qui ne confectionne avec amour son « domino », son « pierrot » ou son « arlequin », et qui n’économise les petits sous pour faire honorable figure à la grande bataille des confettis, pour gagner les bravos de la foule par quelque masque truculent et burlesque.
Une dynastie de joyeux monarque.
Nice, elle-même ne vit plus que pour le prochain avènement du nouveau Carnaval, Carnaval XXXVIII l’an dernier, Carnaval XXXIX demain, le chef de la dynastie, Carnaval 1er ayant régné en 1872. Chacun de ces princes éphémères et joyeux a ses couleurs héraldiques. et c’est une tradition que respectent scrupuleusement tous ses loyaux sujets. Les étendards, les bannières, les flots de rubans, les costumes du « veglione » de l’Opéra, le bal masqué tout entier, les étoffes et les guirlandes qui courent à travers la ville, tout porte les couleurs royales, bleu et argent, or et vert, orange et rouge. Nice est devenue une immense symphonie en deux couleurs.
Nos reines de mi-carême ne sont reines qu’un jour. Carnaval règne ici dix grandes journées et, comme une Majesté ne peut coucher à la belle étoile, si belles soient les étoiles d’un ciel méridional, chaque année un palais sort de terre par enchantement pour recevoir le nouveau monarque. Charpentiers et décorateurs se mettent à l’ouvrage le 1er février au matin, Ce n’est pas trop de trois grandes semaines d’un travail acharné pour construire à l’endroit traditionnel, devant les jardins de la place Masséna, l’énorme kiosque royal. Songez qu’en 19o8 le dôme du palais de Carnaval XXXVI atteignait une hauteur de 20 mètres, la largeur étant de 15 mètres. La fantaisie des architectes s’en était donné à cœur joie et Carnaval était logé dans la plus mirifique pagode indienne qui se puisse rêver au pays de Golconde. Après sa double promenade de l’après-midi et du soir, le bon prince rentrait pour se reposer clans l’éblouissement d’une chambre à coucher illuminée par 3ooo ampoules électriques. Le palais avait coûté 15ooo francs.
Le plus puissant souverain n’est pas reçu dans une capitale d’Europe avec un plus pompeux cérémonial, un plus strict protocole que S.M. Carnaval dans sa bonne ville de Nice. C’est exactement dix jours avant le mardi gras, à 2 heures de l’après-midi, le dimanche, entre les triples rangées de tribunes de l’avenue Masséna, au milieu du tonnerre des orchestres qui font rage de tous leurs cuivres, que le Prince Joyeux s’offre à l’adoration de son peuple, trépignant et bariolé, de paillasses et de pierrots, de clowns el de colombines. Et sa bonne grosse face est si joviale, ses yeux ont pour ses sujets de si débonnaires regards, la santé et le bonheur sont peints sur ses joues d’un vermillon si candide que l’heure de la folie joyeuse sonne aussitôt irrésistible; un délire s’empare des milliers et des milliers de masques, chantant, dansant, bondissant comme des grains de blé sur un crible, tandis que l’air illuminé de soleil papillote sur les cascades multicolores des millions de confetti. Car ce jour-là, et seulement ce jour-là, le confetti de papier, le « confetti parisien » comme disent les Niçois, est autorisé au corso carnavalesque. Il cède ensuite sa place à la fête aux confettis de plâtre.
Une majesté qui suit la mode.
Sa Majesté Carnaval est un monarque très moderne et qui a le sens de l’actualité. Il possède sur le bout du doigt l’art de varier les surprises et de soigner ses entrées. En 19o8, clans le costume chamarré d’or d’un diplomate de fantaisie, ceint d’une large écharpe vert et or, coiffé d’un chapeau monumental dont une autruche entière avait dû fournir le plumet, Carnaval arrivait à Nice, retour du Congrès de la paix. Quoi d’étrange à cela ? Ne porte-t-il pas sur de larges épaules de brave homme la plus pacifique des trognes et sa truculence rubiconde n’invite-t-elle pas les plus hargneux à la concorde ? En bon papa qui ne voyage pas sans apporter quelque chose à ses enfants, Carnaval XXXVI revenait de la Haye avec des colombes symboliques… qui s’enfuyaient à tire-d’aile et des paniers de canards -tous les canards lancés par les journalistes européens pendant la durée du congrès.
Mais 1908 est loin, et depuis, comme tout le monde, Carnaval s’est mis à l’aéroplane, En 1909, il montait un fantastique appareil, auquel il serait peut-être téméraire d’appliquer un type bien défini de monoplan ou de biplan, mais qui n’en était pas moins fort ingénieux, puisque Carnaval, par un jeu de pédales, faisait battre ses larges ailes éployées, Afin de parer à tout accident, il emportait le fameux balai qui permet aux sorcières de chevaucher dans l’espace, ainsi qu’un immense éventail, pour faire du vent à l’appareil, en cas de panne du moteur’.
Mme Carnaval, son épouse, restait fidèle sur son char aux vieux modes de locomotion. La bonne reine montait un âne, mais quel âne ! Un âne cabré, un âne digne de s’appeler Pégase, un âne qui derrière l’aéroplane sentait à ses flancs pousser des ailes. Pour établir sur sa base le gigantesque Aliboron, toute une armature de fer, longue de 11 mètres et haute de 8, avait été nécessaire.
L’aventure Cook-Peary a fait les frais de la gaîté en 1910. La trompette du « bluff » en bandoulière, le casque d’explorateur ennuagé de gaze à la main, les jambes cuirassées de guêtres et les pieds largement chaussés de raquettes, le facétieux Cook chevauchait un ours blanc du plus mirifique effet sur une plate-forme de glaçons.
Le roi du jour, bien entendu, c’était, crête en l’air, bec ouvert, queue retroussée, étincelant, rutilant cocoricant, dressé sur ses formidables ergots, et chantant par-dessus les toits la gloire du soleil, un éblouissant et fantastique Chantecler.
Les mille et une cocasseries du cortège.
Figurer au palmarès du carnaval de Nice, triompher à la distribution des prix qui clora la série des fêtes le jour même du mardi gras, c ‘est un honneur auquel nul Niçois n’est insensible, car c’est la gloire assurée à travers le Midi tout entier. Aussi , à côté des trois immenses chars de Carnaval de son épouse et de leur suite, qui forment la partie officielle du cortège, 12 grands chars larges de 4 mètres et longs de 11 sont équipés chaque année pour ce tournois de la gaité par des groupes de concurrents.
Mais c’est surtout dans le défilé caricatural des cavalcades et des groupes à pied que le peuple de Nice donne libre cours à sa fantaisie spirituelle, met en action sa verve latine, sa raillerie sans méchanceté des ridicules du jour, son bon sens malicieux et fin. Au milieu des lazzis et des éclats de rire de la foule, ·la mascarade, à pied, à cheval ou à clos d’âne, fait défiler les principaux événements de l’année. C’est la « Revue » dans la rue, la Revue au grand soleil ayant pour acteur M. Tout-le-Monde. Tantôt c’est une aventurière célèbre qui fait les frais de la comédie, et les 16 cavaliers, qui composent chaque cavalcade, portent en guise de tète de fantastiques poires sur leurs épaules, caracolent gaiment autour du fameux coffre-fort que vous savez et qui lui, au moins, contient quelque chose : un figurant dont les jambes dépassent et dansent une gigue éperdue. Voici la Souris d’hôtel au milieu de son cortège équestre d’avocats de magistrats, d’huissiers et de gendarmes. Voici le groupe féministe des Suffragettes et des Femmes afficheuses. La politique extérieure voisine avec le scandale du jour et la cavalcade du Jeune-Turc prend le pas derrière la Femme rousse de l’impasse Ronsin. Les étrangers de marque. les hivernants connus n’échappent pas à la caricature, des masques reproduisent leurs traits et voici cote à cote des grands-ducs en villégiature et des sultans en exil. Raftles, cambrioleur-amateur et héros du jour rôde autour des goussets garnis.
Les Niçois ont dépensé sans compter leur esprit et leur argent. Mais Nice sait les en remercier. Au carnaval de 1909, 42000 francs de prix ont été gagnés par les chars, 7300 par les cavalcades, 5900 par les analcades ; 17550 francs ont été distribués aux groupes à pied et 4995 à des masques isolés. C’est environ 8oooo francs de prix que se sont partagés les concurrents.
Aux lueurs de la dernière flambés.
Le dixième jour touche à sa fin, les heures de Carnaval sont comptées. Aussi bien son règne a épuisé toutes les félicités auxquelles il pouvait prétendre. Il a trôné, au milieu de l’admiration de tout un peuple, à chaque grand corso de jour et de nuit, aux batailles de confetti de l’avenue Masséna, à la merveilleuse bataille de fleurs de la Promenade des Anglais. Allons ! il faut dire adieu à la Riviera et regagner là-haut dans les nuages le paradis des dynasties carnavalesques. Le moment est venu avec les premières approches de la nuit. Carnaval sait qu’il va mourir ; pas la moindre tristesse n’apparait sur son masque joyeux. Carnaval a trop d’esprit : Carnaval est un philosophe.
On l’a rembourré cet après-midi d’étoupe et de poix et arrosé de pétrole. Tout est prêt pour le sacrifice et, à la minute même où le bouquet du feu d’artifice lance au ciel ses dix mille fusées, Carnaval s’allume et flambe comme une torche. Sa grande carcasse grésille, grille et se tord, et soudain, de la tête qui rit encore au milieu des flammes, une fusée en forme de nimbe s’élance dans les profondeurs de la nuit. Carnaval a rendu son âme !
Ce que celle immense flambée emporte, dans sa fumée, de travail et d’argent, il faut, pour s’en faire une idée, avoir pénétré dans les coulisses du carnaval, avoir assisté jour par jour pendant une année à la formation de la gigantesque mascarade, à la confection de chaque masque, à la préparation de chaque char. C’est de cette confection d’un cortège de mardi gras que M. Hallé, le maitre du genre, a bien voulu nous faire les honneurs dans les ateliers d’où sortirent tant de défilés célèbres destinés aux carnavals de tous les pays du monde. A notre tour, nous allons faire à nos lecteurs le récit de cette impressionnante visite.
Dans le royaume du carton-pâte.
Nous sommes ici dans le domaine du carton-pâte. Partout autour de nous, à terre, au flanc des murs, au plafond d’étranges et hallucinantes silhouettes, têtes énormes, corps fendus de la tête aux pieds, ouverts comme un étui à pipe, animaux de cauchemar et bêtes de rêve, attirent, prennent le regard. On éprouve une impression étrange, comme devant des monstres vivants, à voir toutes ces têtes et tous ces corps, établis pour la perspective de la rue et du plein air, hors-nature ici, effarants.
« Vous voyez, nous dit notre hôte en riant, la galerie des têtes traditionnelles. En dehors des masques dont l’actualité chaque année inspire l’idée et le dessin, il y a a toute une série de têtes, qui demeurent de mise depuis cinquante, soixante ans, et obtiennent toujours le plus vif succès. Tenez, la tête du pompier avec son casque vieux du siècle, ne rate jamais son effet.
Il y a même des cortèges entiers qui sont devenus classiques et dont la vogue ne se dément jamais : la fameuse « noce des légumes », par exemple, où le maire est figuré par un chou, le notaire par un radis noir, le mari et la mariée par le cornichon et la tomate, l’asperge et le poireau jouant les rôle de la demoiselle et du garçon d’honneur tandis qu’une vieille chicorée représente -évidemment- la belle-mère, et le petit radis rose l’inévitable enfant de la noce qui marche sur la robe de la mariée et s’essuie les main: aux basques des habits de messieurs les invités. Cc cortège-là, qui est long de 80 mètres, a vu tous les coins de France, loué ici où là par de petites municipalités, qui veulent s’offrir sur leur maigre budget la gaité d’un modeste carnaval. Depuis qu’il existe et qui parcourt la France à raison de 200 francs par carnaval, a fait plus de 10000 kilomètres.
A gauche. voici encore quelque vieilles connaissances. Cette grosse tête en carton, où le figurant emprisonne le haut de son corps et qui descend jusqu’à la ceinture pour se terminer par une courte robe, c’est le nain. La tête du figurant se trouve logée dans la partie supérieure du cartonnage, celle qui forme le bonnet. »
Tous les corps de métier à l’ouvrage.
Mais ce sont là masques à bon marché, pour le menu fretin de la cavalcade. Il faut autre chose sur les épaules d’une majesté de carnaval, cette énorme tête, par exemple, cette formidable tête, qui est justement sur le chantier devant nos yeux. Elle a deux mètres de haut, pas un millimètre de moins. Dix journées de travail ont été nécessaires pour le mener à bien.
Trois jours d’abord pour le sculpteur, qui bien entendu entre toujours le premier en jeu, qu’il sculpte dans la terre glaise une ornementation en relief, un rinceau ou une allégorie. Puis, c’est le tour du mouleur, qui établit d’après la glaise de l’artiste un moule en plâtre.
La suite du travail passe alors aux femmes qui procèdent à l’estampage de la pièce. Dans l’intérieur du moule en plâtre, saupoudré de talc pour empêcher l’adhérence, elles disposent des feuilles de papier carré qu’elles superposent à demi les unes sur les autres. Elles commencent par plaquer au fond du moule des papiers très minces, qui en épousent parfaitement tous les détails, les moindres creux ; elles les enduisent de colle de pâte et placent ensuite les gros papiers, qui formeront sur trois couches collées entre elles une matière solide et résistante. Avant de sortir du moule, le carton doit sécher pendant deux jours au minimum dans les étuves entre 50 et 55 degrés. Au-delà, le carton cloque. Mais le système idéal, c’est le séchage au soleil, l’été ; dans l’étuve, l’humidité reste malgré tout, tandis qu’au soleil et à l’air libre, elle s’en va complètement et l’on sort du moule un carton superbe.
Reste à rapprocher les deux parties de chaque pièce, au sortir de leur moule respectif. C’est le travail des remonteurs qui ajustent les moitiés séparées avec de la colle et des fils de fer. C’est entre leurs mains, en ce moment même, qu’un Chérubin fendu en deux, comme par un grand coup de hache, retrouve son intégrité.
Le peintre n’a plus dès lors qu’à se présenter pour achever la tête ou la statue à l’huile â ou à l’aquarelle.
Pour la construction d’un char et l’exécution des maquettes, c’est bien entendu la même équipe qui donne, mais au grand complet celle fois. Depuis l’artiste jusqu’aux plus humbles manœuvres, presque tous les corps de métier doivent être là. En dehors des sculpteurs, des mouleurs et des monteurs, vanniers ferblantier, préparent les accessoires à main des chars.
Quand, tous les cartonnages sont prêts, il faut, pour que le char puisse voyager sans anicroche à travers les cahots de la chaussée, qu’ils soient tous soutenus par une armature de ferrures démontables, qui puisse s’installer et se déboulonner en un clin d’œil. Songez que certains chars nécessitent jusqu’à cent camions de moules. Quat à la disposition des étoffes. des gazes, des écharpes. des draps d’or et des soies qui enveloppent les personnages, ceci encore est l’œuvre de la femme, dont la légèreté de main fait merveille.
Les chars et des masques à tous les prix
Est-ce tout ? Non. Reste le gros œuvre du char, la boiserie, la partie la moins brillante de l ‘affaire, celle que le public ne voit pas, mais la plus importante. Car si la moyenne d’un char est d’une dizaine de figurants, certains chars ont à supporter jusqu’à quarante personnes, et le moindre accident, avec la hauteur qu’atteignent ces constructions carnavalesques, se changerait aussitôt en catastrophe
« Chose étrange! » me glisse à l’oreille M. Hallé, le carnaval parisien est d’une scandaleuse indigence. Le cortège tout entier, et tout compris, monte à peine à 15000 francs. Le char de la reine revient de 1200 à 1500 francs ; les autres ne valent pas plus de 8oo francs, et il n’y a pas 2oo francs de costumes sur chacun d’eux. Certains ont coûté 4fr.5o en location ! Et pourtant ce sont les ouvriers décorateurs parisiens qui ont la réputation mondiale. C’est l’industrie et c’est l’art français du cartonnage qui font prime partout. L’Allemagne cherche vainement à nous faire concurrence à coups de rabais. Ce qu’elle produit est mastoc et lourdaud. Cela ne peut pas plaire aux peuples latins, qui .fêtent Sa Majesté Carnaval, et savent ce que vaut un char digne de lui : très cher. »
Les gens du métier sont fort bien payés. Le sculpteur, figuriste ou animalier gagne de 2 fr. 5o à .3 francs de l’heure ; le sculpteur ornemaniste de 1 fr. 75 à 2 francs. Souvent, il faut faire appel, non plus à de modestes praticiens, mais à de véritables artistes. C’est Clovis Masson, l’auteur de la statue du roi de Siam, qui a sculpté presque tous les beaux animaux qui servent aux chars. Le décorateur Jambon a dessiné de nombreuses maquettes : le dessinateur de Losques a exécuté les dessins de plusieurs cortèges.
Aussi un char moyen vaut-il aisément 3000 francs, sur lesquels il faut compter 700 à 8oo francs pour la boiserie. Mais il y a des chars dont le prix de revient monte à 10000 et à 12000 francs. Ceux-là, c’est la province qui les commande, la province qui dame le pion à Paris pour la splendeur des fêtes carnavalesques
Chaque grande ville cherche à y faire revivre les événements historiques qui se sont déroulés dans son cadre.
Rouen, il y a quelques années, a reconstitué pour son carnaval une merveilleuse entrée d’Henri II. Lille, Reims, Epernay rivalisent d’année en année. Les grandes marques de Champagne font largement les choses. li y a quelques années, un char renaissance tout en bois sculpté, d’un travail admirable, a coûté 12000 francs. Quant au carnaval de Roubaix, il est chaque année plus somptueux et plus artistique. Pour son cortège particulier, une teinturerie roubaisienne a dépensé 14ooo francs. Un savon célèbre a eu un cortège de 25000 francs. Le carnaval roubaisien tout enlier a coûté plus de 200000 francs. L’Amérique du Sud, le Brésil surtout fait venir de Paris pour la joie de ses rues les chars les plus fastueux. L’an dernier, les costumes expédiés à Baïa, dessinés et exécutés à Paris, coûtaient 400, 500 et 600 francs. Chaque groupe du cortège avec son char revenait à 20000 francs. La maison Hallé pour sa part avait exécuté quatre chars au prix de 80000 francs.
Mais la note impressionnante, l’addition-record, c’est celle du carnaval de Nice. Les trois chars officiels en 1908 ont coûté 35ooo francs : 90ooo francs de prix ont été distribués aux concurrents.
Les bannières aux couleurs de S.M. Carnaval sont revenues à 22ooo francs. Il y a eu 6oooo francs d’illuminations, 5ooo de feux d’artifice. Carnaval s’est logé dans un palais de 10000 francs. Les frais des veglioni et des redoutes se sont élevés à 44000 francs, ceux des batailles de fleurs à 36000 francs, des fêtes enfantines à 17ooo francs ; bals, matinées et fêtes vénitiennes arrivent encore pour plus de 25ooo francs. Soit un total de dépenses de plus de 400000 francs, une somme au moins égale étant dépensée par les particuliers.
Et il y a aussi les confetti ! Se doute-t-on que, pour les fabriquer, il existe de véritables usines, avec des machines spéciales qui débitent automatiquement par centaines de kilos les légers papillons de couleur ?
Avec une de ces machines on obtient à la minute 250000 confetti, soit 16 millions à l’heure et à peu près 5o kilos. Certaine fabrique parisienne en produit annuellement 800000 kilos, dont 600000 pour l’exportation.
Le maniement des machines à confetti est bien simple : devant chacune d’elles se tient une ouvrière, la tête couverte d’un bonnet de papier pour préserver sa chevelure de la poussière. Elle dirige 25 feuilles de papier léger de couleur régulièrement superposées vers deux cylindres qui les entrainent sous une rangée de 64 poinçons qui s’abattent 200 fois à la minute et forment emporte-pièce. En masse compacte, les confetti tombent dans un cylindre en tôle animé d’un vif mouvement de rotation et garni â. l’intérieur d’ailettes en fer qui frappent violemment la masse des confettis collés les uns aux autres et la désagrègent.
Voulez-vous savoir combien il se jette de confetti à Nice un jour de Cortège ? Il faut compter au moins 30000 kilogrammes : cela représente le contenu de 2 millions de verres, qui ont bien coûté 2ooooo francs à ceux qui se les sont jetés mutuellement.
Dira-t-on que voilà bien de l’argent « jeté par les fenêtres ? » Mais de tout temps le déploiement du goût artistique dans les fêtes fut chose française. Et comment méconnaitre le bienfait social de ces réjouissances en commun ? Des gens qui, à certaines dates de l’année, s’amusent, chantent et rient côte à côte sont plus que des concitoyens : ils se sentent entre amis et « en famille ».