Notre reportage Photographique
Le Soleil du Dimanche – 7 juin 1903
(Collection D. De Coune/Terre de Géants)
Cette rubrique, dont l‘illustration est exclusivement réservée à ceux de nos abonnés et lecteurs qui font de la photographie, est destinée à renfermer tous les événements intéressants d’actualité, toutes les scènes de mœurs et curieuses fêtes locales, dont ils ont eu ou auront la bonne fortune de pouvoir prendre des instantanés.
LE GÉANT GAYANT ET SA FAMILLE
Une curieuse fête va être célébrée à Douai d’ici peu : c’est la fête de Gayant. Elle a été instituée par l’archiduc Maximilien en 1480 et comporte une procession destinée à rappeler les luttes que la ville eut à soutenir pour conserver son indépendance.
Le géant Gayant représente l’illustre guerrier Jean Gélon qui, au IXème siècle, se mit à la tête des habitants de la ville et chassa les Barbares qui assiégeaient cette dernière.
Le cortège de Gayant était jadis composé de tous les chapitres religieux établis dans la ville, des corps civils, des cinq facultés de l’université, des corporations précédées de leurs bannières des compagnies de canonniers et d’arquebusiers, et d’une sorte de fou enchâssé dans un petit cheval d’osier, et portant un bonnet mi-partie rouge et jaune, garni de grelots ; venait ensuite le géant Gayant en armure de guerre.
Ce grand personnage, qui n’a pas moins de vingt et un pieds de taille, est moins bien accompagné aujourd’hui ; seulement Il a pris femme et marche entouré de ses enfants. La vénération des Douaisiens pour Gayant se transmet d’âge en âge comme ces pieuses traditions qui passent à travers les siècles sans jamais s’amoindrir.
Pourtant depuis quelques années, Gayant est en grand danger de perdre de son prestige ! une compagnie de tramways à traction électrique a tendu ses fils à travers la ville. Comme Gayant n’a pas l’échine très souple et refuserait fièrement de se courber, il a fallu inventer quelque chose pour tourner la difficulté, ce quelque chose est un affreux chariot sur lequel on étend le pauvre géant, par tout un mécanisme. Et le voilà couché comme un chevalier de sarcophage et cela sous les yeux attentifs de toute sa fidèle population. Convenez qu’il y a de quoi être humilié !
Mme Gayant, surnommée Marie Saguenon, se tient derrière son mari ; elle porte ordinairement un riche costume du XVIème siècle ; c’est une superbe femme de vingt pieds de haut. Jacquot, le fils ainé, quatorze pieds de hauteur, est armé chevalier comme son père, mais il porte un pourpoint à crevés et une toque à plumes; Jacquot n’a encore que quatorze pieds, espérons qu’il grandira, car Fillon, sa sœur cadette, qui a trois ans de moins, est déjà aussi grande que lui, ce qui est bien humiliant pour ce jeune seigneur.
Quant à Binbin, c’est encore un enfant en bas âge ; il est en robe et en bavette, et un énorme bourrelet orné le plumes garantit son jeune front. Binbin, qui louche affreusement, est très aimé des Douaisiennes, qui le considèrent comme l’espoir de la famille. Ce jeune bambin de cinq ans, a déjà neuf pieds de hauteur, ce qui promet un fort beau géant dans un avenir prochain. Puis vient la roue de la fortune, supportant un procureur en grand costume et tenant une volaille à la main.
La promenade de Gayant et de sa famille dure trois jours. Le dimanche et le lundi, tout le monde rentre au logis sans encombre. Mais il n’en est pas ainsi le mardi. Si Gayant, sa femme et les ainés de n’y mettent pas trop de mauvaise grâce. Binbin, en revanche, ne peut se faire à l’idée d’être enfermé toute une année. Il s’échappe, gambade, fait mille tours au moment où on croit le tenir, il file par une rue latérale, à la grande joie des enfants. Ceux-ci s’élancent pour l’embrasser une dernière fois celui qu’on appelle « Chtiot tourni » et qui, dans l’imagination du peuple, passe pour préserver ses jeunes concitoyens du strabisme dont il est affecté. Enfin on enferme Binbin de force et… bonne nuit ! Adieu pour 1 an !
J.COPPIN