La légende fondatrice de la ville de Lille, donne la paternité de la création de celle-ci au héros Lydéric du Buc. En l’an de grâce 620, Salvaert, prince de Dijon, est chassé de son fief de Bourgogne par une sédition. Le roi d’Angleterre étant son parent, il prend le chemin du nord, d’Albion, accompagné de son épouse Ermengaert et d’une escorte de fidèles, pour y trouver refuge. Au pays du Buc, ils traversent le sinistre Bois de Sans Mercy où tant de crimes y ont été commis par le seigneur des lieux, le cruel Phinaert. Le colosse barbare et ses séides massacrent Salvaert et son escorte. Par miracle, son épouse Ermengaert, enceinte, parvient à s’échapper des lieux funestes et se réfugie dans la forêt. La Vierge lui apparait alors et lui prédit la naissance d’un fils qui, l’âge venu, vengera son père. Ermengaert met au monde l’enfant, qu’elle cache dans des fourrés, avant de devenir captive de Phinaert. Un ermite habitant des lieux entend les vagissements du nourrisson qui recueille et lui donne son propre nom : Lydéric, une biche remplaçant le sein maternel nourricier. A l’âge adulte, devenu un beau jeune homme, Lydéric entre au service du roi d’Angleterre. Mais, en 640, le destin l’appelle à retourner dans les terres qui virent son père mourir et sa mère devenir captive pour les venger. Il demande audience au roi Clotaire afin d’obtenir le duel judiciaire à l’encontre de Phinaert. Au lieudit le Pont à Fins, le 15 juin 640, Lydéric affronte Phinaert, le tue et rend la liberté à sa mère. Lydéric, par son courage et en réparation, obtient du roi de France les biens de Phinaert et le titre de premier forestier de Flandre valant à sa descendance de devenir, à suite, les comtes de Flandre. Attirés par le retour à la sécurité, au pied du château du Buc, devenue demeure de Lydéric, les nouveaux habitants affluent des alentours pour s’y installer. Lille est née… ***** Cette légende, comme toute légende est à la fois constituée d’éléments historiques souvent enjolivés et de faits fabuleux.Ainsi, si l’existence d’un Lydéric est a peu près avérée mais deux siècles plus tard, Phinaert, lui est une pure création de l’esprit. Selon l’hypothèse d’historiens, la prime construction légendaire de l’affrontement de Lydéric et Phinaert serait une création ayant pour but de donner des ancêtres glorieux au premier comte de Flandre Baudouin 1er Bras-de-Fer (Laon ? – Saint-Omer 879) et à sa lignée. Cependant, la naissance de l’imprimerie au XVème siècle a eu pour conséquence une stabilisation avec quelques petites variantes de la version actuelle de la légende. Les deux premiers ouvrages à avoir consigné ces écrits légendaires ont été publiés au XVIème siècle. Le premier est rédigé en flamand et publié en 1531 est : « Dits die excellente cronike van Vlaenderen, beghinnende van Liederick Buc den eersten forestier » de Willem Vosterman Le second est « Chroniques et Annales de Flandres » de Pierre d’Oudegherst, cet ouvrage étant le plus étudié par les historiens. Il est à noter que Lille partage avec la ville belge d’Harelbeke et la commune française d’Aire-sur-la-Lys, la paternité de l’installation de Lydéric du Buc dans ses murs. Au plan moderne, Alexandre Dumas dans son roman « Les Merveilleuses Aventures du Comte Lydéric » nous offre une version alternative où Lydéric fait grâce à Phinaert dans leur combat ordalique. Un acte dont Phinaert sera redevable. Par contrition, Phinaert se retire comme un ermite en forêt d’où il en sortira une ultime fois pour porter aide à Lydéric, dans son combat avec des barbares, en lui sauver la vie au dépend de sa sienne. Une rédemption de bon aloi qui permet aux Géants actuels de déambuler comme de bons amis. |
La Légende de Lyderic,
Premier Comte de Flandre
Par André Mabille de Poncheville (Légendes de l’Escaut, Éditions Janicot, 1945)
Au temps du roi Clotaire de France deuxième de ce nom, et environ l’an 620, à raison des séditions qui lors régnaient au pays de Bourgogne, plusieurs princes, seigneurs et gentilshommes furent contraints d’abandonner ce pays et de chercher autres demeures. Entre lesquels se trouvait Salvaert, prince de Dijon, lequel, forcé de s’enfuir, délibéra de se retirer vers le roi d’Angleterre, duquel il espérait tout bon confort, traitement et soutien.
Il se mit donc en chemin, menant en sa compagnie la princesse Emergaert de Roussillon, sa femme, laquelle pour lors était enceinte. En peu de journées il parvint au pays de Bucq, guère distant de la ville de Lille, en un bois, lequel à raison des meurtres qui s’y commettaient, s’appelait le bois Sans-Merci.
Or le pays de Bucq, en ce temps-là, était gouverné par un tyran monstrueux, nommé Phinaert, lequel était tellement adonné à toutes espèces de vices et de cruautés, qu’il estimait perdu le jour où il n’avait donné à ses sujets quelque signe évident et manifeste de son insatiable avarice et bestiale férocité. Averti de l’arrivée de Salvaert, et s’étant rendu avec une troupe de gens d’armes au bois Sans-Merci, il se jeta sur le prince de Dijon et les gens de sa suite, lesquels ne se doutant lors de rien moins que d’une telle attaque, se mirent pourtant en défense et se comportèrent si vaillamment qu’ils tuèrent plusieurs de leur ennemis, de sorte qu’il eut été d’abord difficile de juger de quel côté la victoire inclinerait. Néanmoins Salvaert avec les siens fut enfin accablé sous le nombre et massacré. Seule demeura en vie la princesse Emergaert, laquelle durant le combat, accompagnée d’une servante, s’était enfuie dans les profondeurs du bois.
Cependant Phinaert, bien aise du grand butin qu’il avait fait, retourna en son château du Bucq.
Emergaert avait dessein de continuer son voyage et de parvenir en Angleterre, s’il se pouvait. Et de fait elle traversa tant de haies et de buissons, et se mit si avant dans le bois qu’il était déjà presque nuit, lorsque ne voyant encore aucune apparence d’en pouvoir sortir, elle commença de perdre toute espérance. Apercevant alors une source, elle résolut de s’arrêter en ce lieu et d’y prendre quelque repos. Mais descendue de cheval, elle se trouva tant durement troublée et diversement agitée, qu’au lieu de dormir elle ne fit que soupirer et se lamenter de la sorte :
« Où irai-je ? Vers qui me retirerai-je ? Ô Dieu, que sera-ce de ma vie ! Las, las, mon mari, qui m’avez préservée de tant de périls et tenu si bonne et loyale compagnie, où êtes-vous maintenant ? Moi qui me promettais un gracieux accueil du roi d’Angleterre, mon cousin, et un rétablissement assuré en mes biens et possessions, vais-je tomber entre les mains des méchants ? »
Achevant ces mots, il lui sembla ouïr quelque bruit de chevaux sur le chemin. Craignant que ce fussent ceux qui avaient mis à mort le prince Salvaert son mari, elle se leva en très grand effroi pour plus attentivement écouter, mais s’étant rassurée en voyant qu’il n’y avait là personne, après avoir un peu repris son haleine, elle recommença ses pleurs et lamentations, souhaitant la mort.
Le matin venu, la princesse allait poursuivre son chemin à travers les halliers quand se présenta à sa vue un saint ermite appelé Lydéric qui était venu quérir de l’eau à la source. Émerveillé de voir en ce lieu solitaire une dame aux riches atours manifestement si affligée, il ne put s’empêcher de lui demander la cause de sa douleur. Et elle, qui malgré les disgrâces et malheurs survenus, n’avait perdu un seul brin de sa naïve courtoisie, répondit en peu de propos :
« Mon père, il serait impossible, vu la diversité de mes malheurs, de particulièrement vous déclarer le motif de mon deuil, lequel néanmoins vous pourrez comprendre, si seulement vous vous persuadez que Fortune a voulu me faire ces jours passés connaître assurément l’entier effet de sa mobilité. Mais si elle était autre, le nom qu’elle porte ne lui serait en rien convenable, attendu qu’elle élève tantôt l’un jusqu’au sommet de sa roue, et sans l’avoir mérité, et abaisse l’autre au bas de ses pieds, contre tout droit et raison.
Ceci se vérifie bien en moi, qu’elle avait placée pendant de longues années sur le trône de toute prospérité, et qu’en un clin d’œil elle vient d’abattre au point que je crois faire un mauvais rêve. »
L’ermite, ému de compassion, lui dit en pleurant avec elle :
« Madame, Dieu, pour rendre ceux qu’il aime plus accomplis, permet souvent que leur adviennent maintes adversités. Pourtant il est nécessaire que vous conformiez votre vouloir à son bon plaisir, lui rendant gloire et actions de grâces de tout ce qu’il vous envoie. »
Après quoi, voulant retourner en sa maisonnette, le bon ermite prit congé de la princesse.
Quelque peu consolée par les saints propos qui lui avaient été tenus, celle-ci, sentant le sommeil l’envahir à raison du peu de repos qu’elle avait eu la nuit précédente, se coucha près de la source, en intention d’y dormir pour autant qu’il lui serait possible. Mais à peine avait-elle fermé les yeux qu’il lui sembla ouïr autour d’elle un léger bruit qui fut cause qu’elle se réveilla comme en sursaut, et s’asseyant sur le bord de la fontaine, jeta la vue de tout côté, pour voir ce que pouvait être, et aperçut guère loin d’elle une femme d’une gravité et d’une majesté plus qu’humaines, dont elle s’émerveilla grandement, même de ce que, s’approchant, cette femme lui dit :
« Emergaert, parce que de tout votre cœur vous avez placé votre espérance en la bonté et la miséricorde divines, je viens vous avertir que vos ardentes oraisons ont été présentées devant le trône et acceptées de Dieu souverain. Lequel vous mande par moi que l’enfant que vous portez viendra en âge d’homme accompli, sera sage et vertueux, vous ôtera de toute tristesse, délivrera ce pays de la tyrannie sous laquelle il est présentement, vengera la mort de votre mari, son père, et deviendra seigneur de ce pays, duquel ses successeurs jouiront à toujours. »
Ayant ainsi parlé, l’apparition s’évanouit.
Plusieurs soutiennent que ce fut la Vierge Marie qui sous cette forme vint consoler la malheureuse princesse. Il ne faut douter que par cette révélation la divine bonté n’ait voulu, longtemps auparavant, montrer et prédire la grandeur en laquelle cette maison de Flandre devait par succession de temps non seulement continuer, mais aussi croître et augmenter.
La princesse Emergaert remercia Dieu bien humblement et dévotement de ce qu’ayant égard à sa misère, il lui avait plu de lui annoncer les grands biens et honneurs qui devaient advenir à son enfant et à sa postérité. Et comme elle se disposait à se remettre en chemin, elle se sentit près de mettre bas son cher fardeau, n’ayant pour toute assistance humaine que celle de la servante dont elle était accompagnée. Laquelle enveloppa ledit enfant dans le peu de linges et autres draps dont elle disposait. Cela fait, se mit en devoir d’assister la bonne princesse selon la force et possibilité que Dieu lui donnait.
Emergaert, tenant son fils entre ses bras, ne pouvait se rassasier de l’embrasser, baiser et regarder, tant le trouvait beau, bien formé et agréable. D’autre part la fidèle servante, qui voyait la princesse oublier son mal et quasi soi-même, au plaisir qu’elle éprouvait d’avoir mis au monde son fils, duquel tant de choses lui avaient été prédites, considérant que si elle n’y pourvoyait, on était en danger de souffrir de la faim et de demeurer en ce lieu plus longtemps qu’il n’était souhaitable, s’avisa de monter sur un petit tertre pour voir par quel chemin sortir hors du bois où elles étaient. Et comme elle jetait sa vue de tout côté, elle aperçut une troupe de gens armés de bâtons venant en grande diligence vers elle, dont elle reconnut plusieurs pour avoir assisté au meurtre et à la déconfiture du prince Salvaert, son bon maître ; c’étaient ceux auxquels le misérable Phinaert avait donné ordre impérieusement de prendre et de lui amener la princesse Emergaert.
La servante, triste au possible de cette aggravation de leurs maux, revint vers sa maîtresse, laquelle se confiant en la promesse qui lui avait été faite au sujet de son fils, aima mieux l’abandonner à la discrétion des bêtes sauvages que de le mettre à la merci des hommes. Et de fait, assistée de sa servante, mit et cacha son enfant dans une petite fosse, sous une haie qui était assez large et ombreuse.
Et après l’avoir de tout son cœur recommandé en la garde de Dieu, elle retourna, avec tel déplaisir que chacun peut penser, vers la source dont il vient d’être parlé, où presque aussitôt survinrent les brigands.
« Si votre cruauté, leur dit-elle, n’est pas encore rassasiée par la mort de tant de mes gens et même de mon très cher seigneur et époux, que tardez-vous à vous baigner pareillement dans mon sang, afin qu’avec celui des autres que vous avez naguère répandu, il appelle la vengeance de Dieu ?
Mais si quelque étincelle de vertu et de pitié subsiste en l’un ou l’autre de vous, permettez que je jouisse de cette liberté qui, seule entre une infinité de biens évanouis, m’est jusqu’à présent demeurée pour toute consolation. Si je dois la perdre, tant s’en faut que je désire prolonger ma pauvre et misérable vie, que je vous requiers instamment de me donner une prompte mort, plutôt que me mettre entre les mains de celui par la faute duquel je perdis hier tout mon soutien, toute ma joie. »
Ceux qui étaient venus pour emmener la princesse, considérant sa magnanimité, et que sans nullement s’effrayer, elle leur parlait d’une telle constance, eurent merveilleusement grande compassion de son adversité. Il y en avait parmi eux qui l’eussent volontiers laissée en liberté, si la crainte de Phinaert ne les en eût détournés. Aussi l’assurèrent-ils des bons traitements de leur maître, ce dont ils n’étaient point chargés par lui, et l’ayant prise en croupe ainsi que sa servante, se hâtèrent-ils de l’amener au château du Bucq.
*****
Nous laisserons la pauvre Emergaert à la discrétion du bandit des bois qui y commandait, pour retourner auprès de son enfant.
Il vous doit souvenir de la venue du bon ermite Lydéric vers la fontaine près de laquelle s’était retirée la princesse au plus fort de ses déplaisirs, et aussi des saintes remontrances que lui fit l’ermite. Celui-ci, peu après l’emprisonnement d’Emergaert, retourna au même endroit quérir de l’eau, comme il avait fait le jour précédent, mais en approchant de cette source, il fut grandement étonné du cri et de l’étrange bruit que faisaient plusieurs corneilles, agaces 1 et autres oiseaux en grand nombre perchés sur la haie au-dessous de laquelle était le fossé où la princesse avait caché son petit enfant. Curieux d’en savoir la cause, il vint vers cette haie et trouva le petit gars qui par ses gestes semblait lui demander aide et assistance.
Lydéric l’emporta donc en son ermitage, tout en s’étonnant de la cruauté de la mère qui lui avait donné le jour et en se demandant qui elle pouvait être. Toutefois, se souvenant des plaintes qu’auparavant, au même lieu, il avait ouï faire à la princesse Emergaert, lui tomba en esprit qu’elle l’avait enfanté. Après l’avoir préalablement baptisé, et de son nom appelé Lydéric, il commença à penser aux moyens d’élever ce petit être, et délibéra de lui chercher le lendemain quelque bonne nourrice.
Or voici, par la grâce et la providence divine, une biche qui vint se présenter à lui, faisant fête à l’enfant comme elle eût pu le faire à ses propres petits ; et l’ermite voyant qu’elle voulait allaiter Lydéric, il appliqua la bouche de celui-ci à une des mamelles de la bonne bête. Laquelle cependant se montrait paisible et douce, jusqu’à ce que, l’enfant allaité, elle se retira dans le bois, et continua cette visitation deux fois le jour, durant tout le temps auquel le jeune Lydéric avait nécessité de cette nourriture, non sans très grand ébahissement du bon ermite.
Le père nourricier du nouveau-né ainsi échappé à la mort, voyant par ces signes miraculeux le soin que Dieu montrait avoir de Lydéric, s’efforça ensuite de l’enseigner en tout ce qui lui semblait nécessaire pour le rendre de tous points accompli. De plus en plus persuadé que la dextérité et grandeur de l’esprit de l’enfant requérait un gouverneur excellent, il l’envoya, vers l’âge de dix ans, en Angleterre, le confiant à un abbé qu’il connaissait de longue main, homme vertueux, de bonne vie, d’expérience non vulgaire en toutes manières de sciences, et finalement tel qu’il savait être nécessaire pour gouverner un jeune prince.
Il n’oublia pas, auparavant, de recommander à ce dernier la liberté de la pauvre princesse Emergaert, sa mère, qu’il savait être détenue sous la tyrannie de Phinaert. Ce que Lydéric imprima tellement en son cerveau qu’incontinent il se sentit assez roide de membres et fort pour la délivrer, comme aussi pour venger la mort du prince Salvaert, son père ; la suite de cette histoire vous le montrera.
Lydéric profita en Angleterre, de sorte que partout où il se trouvait, il obtenait prééminence par sa vertu et savoir. Se montrant au reste à l’égard de chacun si courtois et affable qu’il attirait à son amour et dérobait le cœur de tous ceux qui goûtaient la douceur de sa conversation. En somme il crut en vertu, beauté, disposition de corps, exercice des armes et toutes autres perfections, tellement qu’il eût été difficile de trouver aucune personne qui en eût seulement approché. Car quant à la force corporelle, elle fut admirable et bien correspondante à la vertu de son cœur. En ses mœurs fut débonnaire, la langue eut très diserte, et sa simple parole valait serment.
L’abbé auquel il avait été confié, voyant la perfection à laquelle, âgé de dix-huit ans, il était parvenu, trouva moyen de le mettre au service du roi d’Angleterre, où en peu de temps les vertus de Lydéric commencèrent à reluire, entre celles des autres gentilshommes de la cour, comme le soleil est accoutumé de faire entre toutes les planètes et étoiles. Et ce qui plus le rendait admirable, était la singulière grâce de parler, qu’il avait attrayante et persuasive. Laquelle jointe à une infinité d’autres bonnes conditions, le rendit tant aimé du roi même qu’en toutes sortes de fêtes et passe-temps où le roi se daignait trouver, il convenait aussi pour le contentement du roi que Lydéric y fût invité.
La vertu, dextérité, bonne grâce et beauté du jeune prince ne tardèrent guère à parvenir jusqu’aux oreilles d’une fille que le roi avait, bonne en toute perfection, qui s’appelait Gracienne. Laquelle désireuse de mieux connaître à l’œil si les excellences du prince Lydéric correspondaient au bruit qui en volait, se trouva un jour entre autres dans cette seule vue à un festin auquel elle savait que Lydéric prendrait part, et de fait, l’ayant aperçu, elle jugea que tout ce qu’elle avait entendu dire de lui n’était rien, auprès de ce qui se présentait lors devant son esprit et ses yeux.
Au même instant, Gracienne se sentit blessée d’un grand amour, qu’elle dissimula quelque temps jusqu’à ce que, forcée d’une puissance plus grande que la sienne, elle fut contrainte de découvrir sa passion à une fille de chambre qu’elle avait connue de tout temps, loyale et à laquelle elle se fiait. Par le moyen de laquelle elle eut enfin jouissance dudit Lydéric. Lequel aise au possible d’une si bonne fortune, continua (le plus secrètement qu’il pût) sous le service du roi, les amours nouvellement contractées avec la belle Gracienne, jusqu’à l’âge de vingt ans ou environ, que se souvenant des angoisses de la princesse Emergaert sa mère, ne put s’empêcher de se blâmer soi-même de sa grande nonchalance.
« À quoi te servent tes forces, se disait-il, si, toi vivant et en faculté de porter armes, n’est point encore châtié le misérable qui a tué ton père et emprisonné ta mère ? Ah ! Ingrat Lydéric, indigne que la terre te porte, est-il possible que tu aies si longtemps différé l’exécution d’une vengeance si juste et si désirée ? »
« Dès maintenant je fais vœu à mon Dieu de ne jamais reposer ni vivre content que je n’aie avec sa tête ôté à l’infâme meurtrier tout moyen d’exercer pour l’avenir aucune cruauté ou pillerie. «
Devisant un jour avec la princesse Gracienne, après un grand soupir, témoignage de son émotion, Lydéric lui parla de sa mère, lui découvrit le secret de sa naissance, la manière dont il avait été élevé, le devoir qu’il lui fallait accomplir. La requérant au surplus et conjurant au nom de leur amour mutuel qu’elle voulût bien, non seulement trouver bon qu’il partît, mais que sa première entreprise en matière de faits d’armes fût placée sous son nom.
La belle Gracienne, qui ne mesurait son contentement que par celui de son Lydéric, considérant l’équité de sa requête lui répondit :
« Seigneur Lydéric, je vous ai plusieurs fois déclaré que la seule renommée de votre vertu m’a attirée à vous et m’a donné volonté de vous rendre autant mien comme je me sens vôtre. Votre satisfaction avec l’honneur que vous allez acquérir me serviront de secours et de consolation contre la violence que je me fais par le congé que je vous donne en faveur de ce que vous entreprenez, vous priant toutefois ne vouloir précipiter votre départ, afin que j’aie la possibilité de vous mettre en l’équipage que vous méritez, pour comparaître partout en tel train et éclat que requiert votre naissance. »
*****
Le prince Lydéric, ayant pris congé de sa dame, et du roi d’Angleterre, s’embarqua dans la nef que, moyennant la libéralité de la belle Gracienne, il avait frétée, et dont il fit aussitôt lever les ancres. Cinglant en pleine mer, favorisé par le vent, il arriva en un port guère loin de Boulogne, où il descendit de son navire, et continua son chemin par terre jusqu’à Soissons.
Pour lors était en cette ville le roi Dagobert de France, accompagné de plusieurs ducs, comtes, barons, et grands seigneurs de son royaume, en présence desquels, Lydéric, après la révérence due à si haute compagnie, fit au roi le récit de sa naissance, et confia son dessein de venger ses parents. Le roi, merveilleusement étonné de la grave représentation, humble maintien, héroïque assurance et persuasive éloquence du prince Lydéric, même de ce qu’en âge tant délicat il s’exposait d’une telle magnanimité à une entreprise si dangereuse, ne se pouvait empêcher de louer grandement son courage. Il lui conseilla pourtant de différer le combat qu’il prétendait contre le prince Phinaert, non qu’il doutât de son bon droit, mais parce que son adversaire était estimé l’un des plus adroits et rudes chevaliers du temps, et que vu son âge, il pourrait, pour s’être trop hâté, faillir à ce que la justice de sa cause ne lui saurait refuser en un âge plus mûr.
Mais finalement persuadé par Lydéric, Dagobert ordonna que, sans tarder, un héraut fut envoyé vers Phinaert.
Ce héraut se transporta en toute diligence au château du Bucq, dont il trouva présent le seigneur, et déclara à celui-ci que le roi Dagobert, son très redouté seigneur, lui mandait qu’il eût à répondre aux accusations du prince Lydéric, et ce à un certain jour assigné.
Le combat étant devenu inévitable, le roi de France promit d’y assister en personne avec bon nombre des seigneurs de sa cour, et vint lui-même peu après au château du Bucq.
Ce qui rendait la cause du prince Lydéric encore meilleure était un changement de couleur qu’on voyait continuellement au visage de Phinaert, joint à une contenance si farouche qu’on connaissait à vue d’œil qu’il avait plus confiance en ses forces qu’en son bon droit. D’autre côté Lydéric, d’une bien bonne grâce et en peu de propos, continuait ses accusations et remettait leur justification au jour de lendemain, lequel venu, et toutes choses étant prêtes, il comparut au lieu du combat qui était un pont qu’encore aujourd’hui l’on voit en la ville de Lille, appelé le pont de Fins 2, où pareillement se trouva le prince Phinaert en représentation d’homme adroit, puissant et de grand cœur, lequel se tenait si bien à cheval qu’il semblait collé à la selle. Cependant faisait beau voir le gentil Lydéric promener son destrier au petit pas, et le gouverner d’une incroyable dextérité, lequel par son port et brave maintien, faisait naître l’admiration au cœur de tous les assistants, parce que chacun d’eux jugeait et estimait que si l’intérieur correspondait à la magnanimité de l’extérieur, il ne pouvait manquer d’être l’un des meilleurs et plus renommés chevaliers du monde.
Sur ces entrefaites arriva le roi Dagobert dont la venue imposa un merveilleux silence à tous les assistants, et un effroi point petit à ceux qui, selon leur passion, portaient faveur à l’un ou à l’autre des champions. Ceux-ci, peu après, avec égale distribution du soleil, furent dans le camp placés à l’opposé l’un de l’autre, et au premier son des trompettes, donnant de l’éperon à leurs chevaux, vinrent à bride abattue se rencontrer d’une telle impétuosité que, leurs glaives s’étant brisés jusque dans les poignées, ils furent contraints tous deux d’abandonner leurs montures, mais non pas le combat, qu’ils poursuivirent à grand coups d’épée. Le roi et tous les autres furent grandement étonnés de l’agilité avec laquelle Lydéric évitait les coups lourds et pesants de son adversaire, comme de la promptitude avec laquelle il lui assénait les siens ; mais malgré toute son adresse, il ne se pouvait faire qu’il n’eût bien souvent part au gâteau. Car le prince Phinaert était vaillant et rude chevalier, au point que malaisément on eût trouvé son pareil. Et ainsi le combat recommençait toujours, et quand on estimait les combattants hors d’haleine, leur mêlée se montrait plus cruelle et leurs assauts plus dangereux.
Mais enfin le prince Lydéric, devant les yeux duquel se représentait la mort du prince Salvaert son père, jointe à l’injuste emprisonnement de sa pauvre mère, voyant la longue résistance que le prince Phinaert lui faisait, enflammé de dépit, déploya toutes ses forces, et comme si tout le jour il n’eût combattu, se rua d’une telle force sur son ennemi qu’au même instant il rendit chacun assuré que la chance tournerait au péril de Phinaert. Déjà si affaibli tant à cause du sang qu’il avait perdu que du long temps que cette bataille avait déjà duré, le misérable ne faisait plus que parer les coups quand il reçut de Lydéric une estocade tant roide et bien assise que chancelant deux ou trois pas en arrière, il fut contraint de tomber de son haut. Ainsi sa mort ignominieuse rendit-elle la princesse Emergaert certaine de sa liberté, et le gentil Lydéric assuré d’une victoire d’autant plus glorieuse qu’aucun autre en son âge ne l’eût jamais obtenue, non sans grande admiration de chacun, et au grand contentement de tous les seigneurs et autres gens de bien assistants, sans parler de Dagobert.
Le bon roi descendit incontinent de son échafaud pour s’informer de l’état en lequel se trouvait Lydéric et pour le congratuler. Et comme il apprit que de toutes les plaies que le vaillant champion avait reçues en grand nombre, aucune n’était mortelle, émerveillé et satisfait plus que devant, commanda qu’il fut bien doucement mené vers le château du Bucq, où lui-même s’en alla l’attendre.
Le victorieux Lydéric, après l’issue du combat (lequel eut lieu sur un matin, environ six heures, le quinzième de juin en l’an 640), sachant que les victoires ne procèdent point de la vaillantise des hommes, mais de la Providence et bonté de Dieu, lui rendit de la sienne telles grâces que sa santé et le lieu où il était pouvaient permettre. Et puis, suivant le commandement du roi, il fut en grande magnificence et triomphe, conduit vers le château du Bucq, auquel parvenu, il ne voulut jamais souffrir aucun appareil être mis à ses plaies que préalablement il n’eût salué et délivré la bonne princesse sa mère. Et se trouvant auprès d’elle, il serait impossible de décrire les baisers, caresses et embrassements réciproques, qu’ils s’entredonnèrent. Les pourront mieux comprendre ceux qui, après une longue misère, se sont retrouvés au port désiré de repos et de contentement.
Cependant le roi Dagobert, qui ne savait assez louer la prudence, magnanimité, prouesse et vertu du gentil Lydéric, étant averti que la guérison de celui-ci prendrait plus de temps qu’il n’avait espéré, vint le lendemain le trouver en son lit, où en présence et du consentement des princes, barons et seigneurs qui l’accompagnaient, lui transporta et donna toutes les seigneuries et terres que Phinaert possédait, pour en jouir éternellement ainsi que ses successeurs. En outre il le fit et constitua premier forestier du pays et contrée de Flandre, moyennant toutefois sa souveraineté que sur toutes lesdites terres et pays, le roi Dagobert se réservait, et à la couronne de France. Ce fait, et après avoir reçu le serment de fidélité et d’hommage que le prince Lydéric lui fit en présence desdits seigneurs et barons, Dagobert retourna en France, laissant le vaillant Lydéric en bonne délibération de le venir retrouver et servir aussitôt que ses plaies seraient guéries.
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Quand le prince Lydéric entra en convalescence, son principal soin fut de donner de bonnes lois au peuple de Flandre, lequel, en changeant de prince, changea aussi de complexion et condition, réformant sa férocité en une douce civilité, et ses briganderies accoutumées en une traitable humanité. À quoi lui profitèrent grandement les bonnes admonitions de Monsieur saint Amand, que le prince Lydéric pour sa sainte conversation avait en particulière révérence, et qui, depuis naguère, avait converti à la sainte foi bonne partie de ce peuple de Flandre. Par le conseil de ce saint personnage, le bon Lydéric fit édifier plusieurs églises et chapelles, et entre autres, il fonda en un hameau nommé Brugstoc, où présentement est située la gentille et très renommée cité de Bruges, une chapelle en l’honneur de Notre-Dame, au lieu même auquel depuis a été faite l’église de Saint-Donat.
Je trouve par anciens cartulaires que ce Lydéric portait ses armes gironnées d’or et d’azur, à un écusson de gueule par-dessus, et certains disent qu’il les conquit sur Phinaert. D’autres estiment qu’elles lui vinrent de ses prédécesseurs. Tant y a que ses successeurs comtes de Harlebecque et forestiers de Flandre, ont toujours porté les mêmes armes, jusqu’au comte Philippe, premier de ce nom.
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Je trouve aussi que le susdit Lydéric, entre autres passe-temps, aimait extrêmement le plaisir de la chasse, comme de tout temps ont fait plusieurs grands princes et seigneurs. Or se trouvant un jour dans la forêt du Bucq, il s’échauffa tellement à la poursuite d’un cerf grand à merveille, qu’il s’enfonça profondément dans les halliers. En un lieu ombrageux et fort retiré, il aperçut une dame parfaitement belle, mais si triste et déconfortée qu’il semblait qu’une fontaine prit naissance des larmes de ses yeux. S’approchant d’elle, il lui demanda en toute humanité et douceur le motif de son déplaisir et ce qui l’avait amené dans ce lieu solitaire. À quoi la pauvre demoiselle, honteuse de se voir en tel état et en la présence d’une personne qui semblait de grande naissance, répondit qu’elle était sœur du roi Dagobert et qu’elle s’appelait Rothilde. Les seigneurs de Poitiers et de Parthenay, aussi traîtres et méchants qu’elle était malheureuse, l’avaient enlevée de sa résidence habituelle et amenée en ce lieu contre son gré, sans néanmoins lui faire d’autre déplaisir. Elle suppliait en conséquence le prince Lydéric qu’il lui plût de la retirer de cette solitude et de lui accorder son assistance.
Lydéric, aise au possible de l’occasion qui se présentait pour faire connaître au roi Dagobert l’envie qu’il avait de lui rendre service ainsi qu’à tous les siens, descendit de cheval et mettant un genou en terre :
« Madame, dit-il, je vous supplie bien affectueusement de vouloir venir avec moi vers mon château de Harlebecq, auquel j’espère vous faire tout l’honneur et bon traitement dont je me pourrai aviser. »
La belle princesse, grandement satisfaite de l’honnêteté de Lydéric, après l’avoir remercié de ses gracieuses offres, se mit en chemin avec lui, et ne chemina guère que ne se montrèrent presque aussitôt les gens du prince Lydéric, qui s’étaient mis en quête de leur seigneur. Et peu après tous ensemble arrivèrent au château de Harlebecq où le Forestier de Flandre se tenait plus volontiers qu’en celui du Bucq, à cause du déplaisir que la princesse sa mère y avait souffert et enduré.
Après avoir goûté pendant plusieurs jours la conversation de la princesse Rothilde, laquelle était autant bien parlante qu’aucune femme au monde, et avait tant bonne grâce accompagné d’une beauté si excellente que difficilement on eût trouvé sa pareille, Lydéric se sentit tellement épris de son amour qu’il en perdait le dormir et toute contenance. Pour mettre ordre à son tourment et martyre, il se résolut, non seulement de lui manifester son affection, mais aussi de sonder si elle voulait entendre à leur mariage, et la trouvant un certain jour plus gaie et délibérée qu’à l’ordinaire : « Je vous aime, lui dit-il, plus que moi-même. Tout mon désir ne tend qu’au lien indissoluble du mariage entre nous deux, que je vous prie trouver bon et accorder, moyennant toutefois le consentement du roi Dagobert, mon seigneur. » À quoi la princesse Rothilde lui fit de fort bonne grâce cette réponse : « Je vous tiens en réputation de prince aussi vertueux et accompli que la terre puisse porter, et avec qui je souhaite davantage vivre qu’avec nul autre. Vous pourrez donc envoyer quand il vous plaira vers le roi, mon seigneur, et cependant soyez assuré que si vous obtenez la sienne, vous ne trouverez ma volonté contraire à ce que vous me demandez. »
Le prince accorda sa sœur à Lydéric, lui donnant avec elle toute la terre d’Artois, Vermandois, Picardie, Amiens, Nesle, Péronne, Soissons et Noyon, et ordonnant que les fêtes du mariage se feraient en la ville de Soissons endéans la Noël de l’an 642.
Approchant ladite fête de Noël, le prince Lydéric et la belle Rothilde se mirent avec grand train et équipage en chemin, et peu après arrivèrent en la ville de Soissons, où leur fut fait, du roi Dagobert et des autres princes et seigneurs, un tel accueil et bon visage qu’il serait impossible de le représenter par écrit, et beaucoup moins les festins, tournois et passe-temps, qui journellement durant les noces se faisaient. Lesquels achevés, ils retournèrent au pays de Flandre ; où furent faits pour leur venue plusieurs feux de joie, et autres signes d’allégresse 3.
1. Agaces, ou pies.
2. Aux abords de l’église Saint-Maurice, anciennement.
3. Version nouvelle d’après les Chroniques et Annales de Flandres publiées par Pierre d’Oudegherst chez Plantin en 1571.
La Légende de Lydéric et des Forestiers de Flandre
Par Alexandre de Saint-Léger
Maître de conférences il la Faculté des Lettres de l’Université de Lille,
Membre de la Commission historique du département du Nord.
Introduction
I. – Exposé de la légende
La légende des Forestiers se rencontre dans de nombreuses chroniques, écrites en latin, en flamand ou en français. Un des récits les plus complets – certainement celui qui a été le plus lu et qui a eu le plus de succès – est dû au chroniqueur lillois Pierre d’Oudégherst, qui composa, vers le milieu du XVIème siècle, des Annales de Flandres 1. Nous allons le résumer pour rappeler la légende.
On peut y distinguer deux parties : la première qui concerne Lydéric de Buc; la seconde, les autres forestiers jusqu’à Baudouin Bras-de-fer. La plus étendue et la plus intéressante est la première, qui forme une sorte de pièce en trois tableaux pouvant recevoir pour titres : la naissance, la jeunesse, le gouvernement de Lydéric de Buc.
Voyons le premier tableau :
Au temps du roi de France Clothaire II, vers l’an 620, – rapporte d’Oudegherst,-Salvaert, prince de Dijon, forcé de quitter la Bourgogne par suite des séditions qui y avaient lieu, résolut de se rendre à la cour du roi d’Angleterre, son parent. Accompagné d’une nombreuse suite et de sa femme Emergaert, fille de Gérard de Roussillon, il arriva au pays de Bucq-lez-Lille, dans un bois qu’on appelait « sans mercy » par suite des crimes que commettait le seigneur du lieu, le géant Phinaert. Malgré ses relations de parenté avec le prince-bourguignon, Phinaert se jeta avec ses satellites sur le convoi, tua Salvaert et massacra sa suite. Emergaert qui était enceinte réussit à s’échapper avec une servante et à se cacher dans le bois. Par hasard, un ermite, Lydéric, qui venait puiser de l’eau à une fontaine, la trouva et la consola de son mieux. Elle allait s’abandonner au sommeil quand se manifesta une apparition miraculeuse : la vierge Marie promit à Emergaert que l’enfant, qui naîtrait d’elle, vengerait son père, délivrerait la région de la tyrannie du géant et « deviendrait seigneur de ce païs duquel ses successeurs jouiraient à tousjours ». Bientôt Emergaert fut prise des douleurs de l’enfantement et mit au monde un fils. Avertie par sa servante que les brigands de Phinaert fouillaient le bois à sa recherche, la malheureuse, pour essayer de sauver son enfant, le cacha sous une haie, puis se laissa prendre. L’ermite Lydéric trouva l’enfant, le recueillit, le baptisa de son nom et le fit allaiter par une biche, qui se présenta inopinément pour le nourrir.
Dix ans après – nous arrivons au 26 acte – l’ermite envoya le jeune Lydéric compléter son éducation en Angleterre. A l’âge de dix-huit ans, entré au service du roi de ce pays, le jeune homme se distingue déjà par sa grâce, par sa force et son habileté dans tous les exercices chers aux chevaliers au point que la fille du roi, la belle Gracienne, en tombe amoureuse. Bientôt pourtant, le fils de Salvaert se rappelle que sa mère est prisonnière de Phinaert et que son père n’est pas vengé. Il renonce aux douceurs d’un amour partagé et, du consentement de sa maîtresse, qui en bonne et vaillante dame, favorise de tout son pouvoir l’accomplissement de son projet, il quitte l’Angleterre et se rend à Soissons, auprès du roi (le France Dagobert, qui lui fait le meilleur accueil.
Là, il accuse Phinaert, demande justice et réclame le duel judiciaire. Le roi le lui accorde, mais à regret, car le géant passe pour le chevalier le plus redoutable du royaume.
Au jour indiqué, le 15 juin 640, le roi Dagobert, avec toute sa cour, vient assister au combat qui a lieu dans la ville de Lille, sur le pont de Fin. Le combat est long, mais Lydéric triomphe du géant, le tue et délivre sa mère. Alors le roi, pour honorer le courage du jeune chevalier, lui donne « du consentement des princes, barrons et seigneurs qui l’accompagnoyent », les biens de Phinaert et lui confie en outre l’administration delà Flandre, sous le titre de forestier. Le voilà donc administrateur de la Flandre. Mais il n’était encore qu’au début de sa fortune.
Quelques années se passent et nous sommes au troisième acte. Un jour qu’il chassait dans la forêt de Bucq, le forestier Lydéric fit la rencontre d’une « dame belle en toute perfection, mais si desconturtee, qu’il semblait de ses deux yeux un tuyau ou canal par lequel la fontaine vive prend son cours ». C’était Rothilde ou Ydone, sœur du roi Dagobert, qui avait été enlevée par les seigneurs de Poitiers et de Parthenay. Lydéric s’empressa d’offrir à la princesse l’hospitalité dans son château d’Harlebecque, où il résidait ordinairement, et, oublieux des amours de Gracienne, la demanda en mariage au roi de France. Dagobert lui accorda la main de sa sœur et lui donna, comme dot, « toute la terre d’Artois, Vermandois, Picardie, Amiens, Nelle, Péronne, Soisson et Noyon, réservé seulement l’hommage et serment de fidélité 2 ». Cela se passait en 642, et c’est ainsi que Lydéric, « de pauvre et petit compagnon (encore que issu de maison royale) parvint à la grandeur et autorité 3 ». Lydéric fit régner dans le pays une sévère justice, réprima les brigandages, châtia sévèrement les crimes et délits, à tel point qu’il ordonna de mettre à mort son fils aîné Joseram qui avait enlevé de force un panier de pommes à une pauvre femme. Voilà, en abrégé, comment Pierre d’Oudegherst raconté les aventures de Lydéric de Bue ; son récit forme un tout complet » un véritable petit roman. Mais le chroniqueur ne s’est pas arrêté en aussi bon chemin. A la suite des hauts faits de Lydéric de Bue, il rapporte l’histoire de ses successeurs et descendants. Toutefois sa narration devient beaucoup plus sèche. On en pourra juger par ce court résumé :
Lydéric mort en 692, un de ses fils Antoine lui succède en qualité de forestier. Son gouvernement fut malheureux : les Goths, les Vandales, et les Huns ravagèrent la Flandre; Antoine se retira en France et ses descendants, Bossaert, Elstore, Bossaert II, successivement comtes d’Harlebecque et forestiers, ne firent rien pour expulser les barbares. Ce fut Charlemagne, qui en débarrassa le pays avec l’aide de Lydéric II, fils de Bossaert II.
Pour le récompenser de ses services, Charlemagne lui donna, en 792, la province de Flandre, qu’il gouverna avec prudonce et justice pendant seize ans. Il mourut en 808 et fut enterré à Harlebecque.
De son mariage avec Flandrine ou – suivant d’autres – avec – Emergaert, Lydéric Il eut un fils, nommé Inghelram, qui mourut en 823 et laissa le pouvoir à son fils Andacer. En récompense de sa fidélité, Louis le Pieux donna à Andacer le pays de Térouane et les comtés d’Arras et de Boulogne, qui avaient été confisqués sur le traître Froymont d’Arras.
Baudouyn, surnommé Bras-de-fer, succéda en 837 à son père Andacer, en qualité de forestier, mais il devint bientôt comte de Flandres.
Telle est dans ses grandes lignes la légende des forestiers comme Pierre d’Oudegherst la raconte 4. Qu’y a-t-il de vrai au fond de tout cela ?
II.– État de la question.
Les érudits ne s’accordent pas sur la valeur historique à attribuer à la légende. Les uns 5, considérant que certains faits, pris naturellement en dehors des épisodes merveilleux, sont en opposition absolue avec des événements parfaitement connus, en ont conclu qu’il n’y avait rien à retenir de ce tissu de contradictions, d’erreurs et d’anachronismes. Ils font observer notamment que les circonstances du combat singulier de Lydéric et de Phinaert suffiraient à elles seules pour prouver l’inanité de ces récits, attendu que le duel en champ clos n’était pas dans les usages mérovingiens. Ils reprochent à la légende de faire du pays de Buc, c’est-à-dire de la région de Lille, une dépendance de la Flandre, car il est absolument certain qu’au VIIIème siècle encore le Mélantois, comme le Tournaisis, était complètement distinct du pagus de Bruges auquel seul s’appliquait le nom de Flandres.
Ils remarquent aussi qu’il faudrait admettre qu’au VIIème siècle Dijon avait des princes particuliers et qu’il y eut deux Gérart de Roussillon, puisque le Gérart, personnage historique, vécut non au commencement du VIIème siècle, mais au milieu du IXème siècle. Enfin ils montrent qu’il n’y a aucune concordance entre les différentes versions de la légende au sujet du nombre et de la chronologie des forestiers et prétendent que ces contradictions sont encore une preuve manifeste de la futilité de ces récits. Pour ces érudits, l’histoire du comté ne commence qu’avec Baudouin Bras-de-fer, qui est la souche de la dynastie flamande. Tout ce qui concerne ses prétendus ancêtres et prédécesseurs doit être rejeté en bloc.
D’autres érudits 6, constatant que, si les versions varient dans les détails, elles se ressemblent au moins dans les grandes lignes, ne peuvent admettre que l’ensemble soit du pur roman. De plus, se basant sur ce que certains noms de personnes et certains faits se rencontrent ailleurs, dans des documents authentiques, ils affirment que la légende a un fondement historique et qu’il est possible d’en dégager un certain nombre de renseignements qui doivent être tenus pour vrais. La constatation de certains faits dûment vérifiés n’est-elle pas une forte présomption pour la vérité de l’ensemble ? Pour eux, il est établi que le premier comte Baudouin Bras-de-fer eut pour prédécesseurs ses ancêtres, qui gouvernèrent la Flandre en qualité de forestiers.
Tel est en résumé l’état de la question. Les arguments employés de part et d’autre pour défendre ou pour contester l’existence des forestiers de Flandres, ne sont pas sans valeur ; mais, comme ils ne portent que sur des points de détail, ils ne sont pas absolument péremptoires. Ce serait renouveler un débat sans issue que de les discuter. Il est préférable d’employer, pour nous fixer sur la valeur historique de la légende, un autre procédé, qui consiste à rechercher par la critique et la discussion des textes, l’origine des renseignements concernant les forestiers.
En passant en revue dans l’ordre chronologique les documents qui nous intéressent, nous étudierons comment la légende s’est formée, ce que les chroniqueurs ont emprunté à la réalité, ce qu’ils ont tiré de leur imagination. Nous pourrons ainsi dégager les renseignements que l’histoire doit retenir de ceux qu’elle doit repousser.
Étude la légende
I. – Sa formation jusqu’à la fin du XIVème siècle.
D’après les documents les plus anciens, Lydéric, Inghelram et Audacer ne sont ni parents ni administrateurs de la Flandre. Les textes les plus anciens qui nous soient parvenus ne font aucune mention des prédécesseurs de Baudouin dans l’administration de la Flandre. Ni les vies des saints qui auraient été les contemporains des forestiers, ni les capitulaires des rois, où l’on s’attendrait à trouver au moins des allusions à ces fonctionnaires royaux, ni les chroniques antérieures au XIème siècle ne donnent d’indication sur ces personnages. Le premier prince qui nous apparaît comme ayant administré le comté de Flandres est Baudouin Bras-de-fer. Certains événements de sa vie nous sont d’ailleurs connus d’une façon précise grâce a une série de documents contemporains de grande valeur 7.
Dans le capitulaire de Servais de l’année 853 8, on rencontre bien le nom d’un certain Engilramne, qui est mentionné comme étant à la tête d’un comté dans le nord du royaume. Mais d’une part, il faut mal interpréter le texte de ce capitulaire pour indiquer la Flandre comme étant ce comté. D’autre part, il est certain – si les textes rassemblés par M. Vanderkindere se rapportent au même personnage 9 – qu’il vécut jusqu’en 875, c’est-à-dire à une époque où la Flandre avait pour comte Baudouin Bras-de-ler. On ne peut donc identifier cet Engilramne avec l’Inghelram de la légende.
C’est seulement dans les chroniques postérieures au Xème siècle que nous rencontrons les noms de Lydéric et d’Audacer.
Les Annales Blanclinienses 10 et les Annales Formoselenses 11, écrites dans la deuxième moitié du XIème siècle nous informent que Baudouin était fils d’un certain Audacer, sur lequel d’ailleurs elles ne nous donnent aucun renseignement. Baudouin ayant joué un rôle considérable au IXème siècle, il ne faut pas s’étonner que des chroniqueurs aient retenu le nom de son père.
Quant à Lydéricn, il est mentionné avec le titre de comes par les mêmes annales, qui indiquent de plus qu’il fut enterré à Harlebeke.
Ainsi, il est certain qu’il a existé des personnages du nom de Lydéric, d’Inghelram et d’Audacer, dont la vie a été plus ou moins mêlée à l’histoire du nord du royaume. Mais rien ne nous permet de les considérer – exception faite pour Audacer – comme les ancêtres de Baudouin. Aucun renseignement ne nous autorise non plus à en faire les prédécesseurs de Baudouin. Il faut remarquer au contraire que la plus ancienne généalogie des comtes, intitulée Sancta prosapia dornni Amulfi 12, qui date du milieu du Xème siècle, ne commence qu’à Baudouin. Il est évident que si son auteur, Witger, ne mentionne pas les ancêtres de Baudouin c’est qu’il ne connaissait pas leurs noms et il les aurait certainement connus si, à un titre quelconque, ils avaient gouverné la Flandre.
Dans les documents du XIIème siècle, Lydéric, Inghelram et Audacer deviennent ancètres de Baudouin et comtes de Flandres.
– C’est dans une Genealogia comitum Flandriœ 13, composée vers 1111 probablement, au monastère de St-Bertin, que pour la première fois les trois personnages dont nous parlons sont cités comme ancêtres de Baudouin et comme ses prédécesseurs au comté de Flandres. L’idée de mettre un lien de parenté entre le comte Lydéric, mort à Harlebeke, le comte Inghelran et Audacer, père de Baudouin, devait naturellement venir à l’esprit d’un généalogiste désireux de faire remonter le plus haut possible le point de départ de la glorieuse dynastie des princes flamands. Quoi qu’il en soit, la souche des comtes ne fut plus dès lors Baudouin, fils d’Audacor, mais Lydéric d’Harlebeke, l’arrière-grand-père de Baudouin.
La généalogie de 1111 fut insérée, quelques années après, par un chanoine de St-Omer, nommé Lambert, dans un recueil de morceaux choisis, qu’il appela Liber Floridus 14
Le compilateur ne la reproduisit pas littéralement : il y ajouta quelques détails, tirés vraisemblablement de son imagination. On apprend ainsi que ce fut en 792, sous le règne de Charlemagne, que le comte d’Harlebeke Lydéric, voyant la Flandre inhabitée, inculte et boisée, en prit possession.
Le travail de Lambert fut bientôt utilisé par un autre moine de Saint-Omer, qui se borna d’ailleurs à grossir le passage dont nous nous occupons par un certain nombre de synchronismes. C’est le texte qui est connu sous le nom de Flandria generosa 15, que son premier éditeur lui donna. A son tour, la Flandria generosa fut interpolée. Avant l’année 1194, un inconnu ajouta deux membres de phrases 16 à propos de Lydéric, l’un qui indique qu’il fut le premier comte deFlandres, l’autre qui – suivant les Annales Blandinienses – fixe sa mort en 836.
Ce texte fut plusieurs fois traduit en français et – par l’intermédiaire du français – en flamand. Il servit aussi de source à André Silvius, prieur du monastère de Marchiennes, qui fit faire à la légende un pas décisif.
Au commencement du XIIIème siècle Lydéric, Iughelram et Audace» – sont appelès forestiers de Flandre. – C’est en effet dans l’œuvre d’André de Marchiennes 17, composée entre les années 1196 et 1203 que l’on rencontre pour la première fois la désignation de forestiers du roi de France, appliquée aux prédécesseurs prétendus de Baudouin.
L’auteur a-t-il puisé ce renseignement dans un ouvrage aujourd’hui perdu ? C’est possible, mais ce n’est pas une hypothèse dénuée de tout fondement que de lui attribuer la paternité de l’invention. Voici l’explication que nous proposons : André Silvius trouve dans plusieurs chroniques, que Baudouin, lors de son mariage avec Judith, la fille de Charles-le-Chauve, reçut en dot la Flandre, dont il devint le premier comte. Il est donc établi pour lui que Lydéric, Ingelram et Audacer n’ont pu être comtes de Flandre. Mais alors à quel titre ont-ils administré le pays ? Le texte de la Flandria generosa, qui qualifie la Flandre de « vacuarn, incultam et nemorosatn », lui a fait choisir le nom qui convient le mieux aux fonctionnaires qui ont la garde d’un pays boisé : celui de forestiers 18. Le titre de Rectores Flandriae, qu’il leur applique quelques lignes plus bas, indique qu’il n’était pas bien fixé sur celui qu’ils avaient dû porter.
Quoi qu’il en soit, il est hors de doute qu’il n’y a aucune relation à établir entre le titre de forestier et les personnages dont nous nous occupons. Quelques auteurs 19 ont rassemblé de nombreux textes pour prouver qu’à l’époque- de la monarchie franque certains fonctionnaires royaux portaient ce titre. Cela n’est pas douteux: seulement c’étaient des officiers subalternes, gardes des forêts, et non de grands personnages remplissant les fonctions comtales. En Flandre, il y eut très probablement de ces gardes forestiers, mais rien ne peut faire supposer que, dans cette région, ils eurent des fonctions plus étendues que dans les autres parties du royaume. D’ailleurs, à supposer que cela fût, nous devrions retrouver des allusions à-ces fonctionnaires dans les textes contemporains qui nous sont parvenus. Or, on trouve souvent mention de comtes dans différentes parties du pays, mais jamais de forestiers.
On peut toutefois opposer à noire opinion deux passages de la chronique de Jean de Thilrode, 20 où il est dit que les forestiers Lydéric et Audacer obtinrent de l’abbé de St-Bavon Eginhard le droit de chasse dans une forêt dépendant de l’abbaye. C’est là – dira-t-on – un renseignement positif que le religieux n’a pu inventer et qu’il a du trouver dans les archives du monastère. Cela est aussi notre avis : Jean de Thilrode a probablement puisé cette indication dans une charte conservée à l’abbaye. Mais qui peut affirmer nue dans le document Lydéric et Audacer fussent qualifiés de forestiers ? Si i’on réfléchit que Jean de Thilrode s’est servi – -il le dit lui-même – de la chronique d’André Silvius, il parait infiniment probable que c’est là qu’il a pris le titre de forestiers dont il gratifie ses personnages. S’il on est ainsi, l’argument que l’on tire de ce texte n’a aucune valeur.
État de la légende-à la fin du XIVème siècle : Lydéric d’Harlebeke.
– Silvius avait le premier lancé dans la circulation le titre de forestier en l’attribuant à Lydéric d’Harlebeke, à Ingelram et à Audacer. Son texte fut reproduit presque littéralement par Vincent de Beauvais et par son traducteur flamand Jacques van Maerlant, par Jacques de Guyse, par Martin Polonais et par l’auteur des Gesta abbatum Trudonensium. Un moine de Saint-Bertin, Johannes Longus surnommé Iperius, ne se contenta pas d’insérer dans sa Chronica Monasterii Sancti Bertini, 21 écrite vers 1380-1383, le passage de Silvius relatif aux forestiers, il enrichit l’histoire de Lydéric d’Harlebeke de nouveaux renseignements. Visiblement préoccupé de donner aux comtes de Flandres une origine plus noble que celle de simples « nemorum custodientes », il fait descendre Lydéric de la race royale de Portugal. Selon ce qu’il raconte, Lydéric, voulant demeurer chrétien alors que sa famille se convertissait au Mahométisme, vint offrir son épée à Charles Martel et à Girart de Roussillon. Il servit sous ces grands guerriers, puis sous Pépin et sous Charlemagne qui en récompense lui donna la possession héréditaire de la Flandre. Ingelram serait issu de son mariage avec la fille de Girart de Roussillon.
Où Jean d’Ypres a-t-il pu puiser ces renseignements ? Peut-être dans un renouvellement de la geste de Girart de Roussillon, exécuté en Flandre, vers le XIIIème siècle, 22 renouvellement qui n’est pas parvenu jusqu’à nous ? Mais si l’on se rappelle que le 13 juin 1369 avait eu lieu le mariage de l’héritière de la Flandre avec le duc de Bourgogne Philippe-le-Hardi, qui allait ainsi devenir comte de Flandre, il apparait comme très vraisemblable que le chroniqueur a inventé purement et simplement ces détails : c’est par flatterie qu’il assigne une origine royale au premier maître de la Flandre et une origine bourguignonne à sa femme. Ainsi les ducs de Bourgogne ne seront pas des nouveaux venus dans le pays, puisqu’il y a déjà eu des relations de parenté entre les deux maisons, et ils succéderont à des princes de sang royal.
Ce procédé est familier aux chroniqueurs. Un fait semblable se produisit environ un siècle après : Une chronique, écrite vers 1480, 23 à une époque où l’on pouvait prévoir que la maison d’Autriche deviendrait maîtresse de la Flandre, fait de la femme de Lydéric, qui s’appelle ici Flandrine, une princesse autrichienne.
Le texte de Jean d’Ypres nous donne l’état de la légende à la fin du XIVème siècle. Jusqu’ici on a pu suivre pas à pas son développement. Les chroniqueurs se copient les uns les autres et, pour se montrer mieux informés que leurs devanciers, n’hésitent pas à ajouter aux renseignements qu’ils trouvent des détails qu’ils imaginent.
C’est ainsi qu’on a vu comment trois personnages, Lydéric, Ingelram et Audacer, étrangers les uns aux autres, et qui n’ont pu être gouverneurs de la Flandre, ont été successivement unis par les liens du sang, improvisés comtes et enfin forestiers de Flandres. C’est ainsi qu’on a constaté comment les renseignements sur Lydéric d’Harlebeke s’étaient peu à peu multipliés pour aboutir à l’histoire inventée par Jean d’Ypres.
II. – La légende au XVème siècle.
Développement de la légende au XVème siècle – apparition de Lydèric de Bue. – A la fin du XIVème siècle, la légende est encore bien loin d’avoir le développement qu’elle aura bientôt. Sans qu’on puisse se rendre compte des degrés par où elle a passé, elle, s’épanouit tout-àcoup, dans le courànt du XVème siècle, et se fixe bientôt pour ses grandes lignes dans la forme, que nous a transmise d’Oudegherst. Au lieu de trois forestiers, il y en a cinq ou six ; au lieu d’un Lydéric, il y en a deux : Lydéric d’Harlebeke, que nous connaissons déjà et Lydéric de Buc, de nouvelle invention. C’est ce dernier, issu d’un dédoublement du premier, qui devient le fondateur. de la dynastie flamande et c’est naturellement les aventures de ce personnage imaginaire que l’on trouve développées dans le plus grand détail.
Les plus anciens textes où se trouve la légende de Lydéric de Buc.
– Les textes qui nous rapportent ce roman sont nombreux et on en trouve écrits en latin, en français et en flamand.
Parmi ces derniers, nous connaissons :
1° Le manuscrit 1110 (supplément) de la Bibliothèque de Douai, intitulé Chronike van Vlaendre, allant de l’année 621 à l’année 1480 avec une continuation jusqu’en 1507. Ce manuscrit a été écrit entre les années 1485 et 1490 par Jacques van Malen. Geerbrandt, dans son Chronicon, en a résumé en latin le passage relatif aux forestiers ;
2° Le manuscrit 7384 de la Bibliothèque royale des ducs de Bourgogne, à Bruxelles. Il commence en 621, va jusqu’en 1477 et a une continuation jusqu’en 1507. Ce manuscrit du XVIème siècle fournit le même texte que le N° 1 avec de nombreuses interpolations. Il a été publié sous le nom de Bits die excellente cronike van Vlaenderen t’Antwerpen by Willem Vorsterman 1531 ;
3° Le manuscrit 6074 de la Bibliothèque des ducs de Bourgogne, intitulé Corniche van Vlaenderenint coorte eerst van Liedericvan Bue den eersten forestier anno VIe XXIjaer. C’est un résumé qui va jusqu’en 1485 d’une chronique à peu près semblable aux précédentes.
Parmi les manuscrits français indiquons :
1° Le manuscrit du British Muséum de Londres, coté 16 F. III, qui va de 621 à 1347. XVème siècle; –
2° Le manuscrit 15 de la Bibliothèque de Tournai. C’est une chronique rimée s’arrêtant à la mort de Philippe le Beau. XVIème siècle ; 3° Le manuscrit 13068 de la Bibliothèque royale des ducs de Bourgogne, allant de 621 à 1696. XVIIème siècle.
En latin, on trouve la légende des forestiers au début d’un certain nombre de textes de la Flandria Generosa, continuée et interpolée.
Le titre que portent les manuscrits est Cathalogus et cronica principum ac comitum Flandrie et forestariorum; que terra dicebatur terra de Buc vel nemus regionis sine misericordia. Les textes quinous en sont parvenus peuvent être rangés en deux familles :
La première famille (A) comprend :
1° Le manuscrit 3.600 de la Bibliothèque des ducs de Bourgogne, allant de 581 à 1423, XVème siècle ;
2° Le manuscrit Cisoniensis (2e partie) de la Bibliothèque de Lille, allant de 621 à 1423, XVème siècle ; 3° Le manuscrit Bigotianus 5.237 de la Bibliothèque nationale de Paris, de 621 à 1423, XVème siècle.
La deuxième famille (B) comprend :
1° Le manuscrit Vaticanus (Christinae 798, oliml222) de 621 à 1423, XVème siècle;
2° Le manuscrit 5.994 de la Bibliothèque nationale (fonds latin) de 621 à 1423, XVIème siècle ;
3° Le manuscrit de la Bibliothèque nationale, fonds Baluze, coté armoire II, paquet 1 n° 3 (vol. 43, p. 327), do 621 à 1423, XVIIème siècle.
Outre les manuscrits de ces deux familles, quelques-uns nous sont 4 parvenus qui ont entre eux des rapports plus ou moins éloignés. Dans cette série (C) il faut ranger :
1° Le manuscrit Cisoniensis (lre partie) de la Bibliothèque de Lille, abrégé d’un texte perdu, XVème siècle ;
2° Le manuscrit 13.413 de la Bibliothèque royale des Dues de Bourgogne, résumé (596-1436) fait d’après des textes flamands et latins, XVème siècle ;
3° Le manuscrit 6.066 de la même bibliothèque intitulé Origo et successio comitum Flandrie, résumé d’un texte qui ne nous est pas parvenu, XVIIIème siècle ;
4° Le manuscrit 5.041 ancien fonds latin de la Bibliothèque nationale de Paris, qui a pour titre Catalogua, cronica et PRINCIPIUM comitum Flandrie et forestariorum ejus, que leri-a- olim dicebatur terra de Buc vel nemus regionis sine misericordia. Le texte commence en 621 et finit à Lydéric d’Harlebeke. Le manuscrit est de la fin du XVème siècle.
La légende de Lydèrie de Buc a été rédigée pour la première fois en Flamand. – Une étude attentive des chroniques que nous venons d’ènumérer rapidement montre que certains textes français et latins ont fait des emprunts à des textes flamands. C’est ainsi que quelques détails qu’on lit dans la chronique latine 13.413 (n° 2, série C), et qu’on rechercherait vainement dans les autres chroniques latines et françaises, se trouvent dans la narration flamande de la Bibliothèque de Douai n° 1.110. Qui plus est ! L’auteur oublie un instant qu’il fait une traduction et copie en quelques endroits sa source de langue flamande. Par exemple, dans le tableau généalogique des fils de Lydéric de Buc, se lisent ces mots à côté du nom de Joseram, was ghehanghe te Dornike. Ailleurs, nous rencontrons des noms propres qui ont conservé leur forme flamande, tels que Fynardt et Fynaert, Balduwinus Yserin, etc.
Nous avons déjà indiqué que le passage de la Chronique de Jean Geerbrandt relatif aux forestiers est, à n’en pas douter, un abrégé du texte flamand écrit par Jacques van Malen (manuscrit de Douai) 24.
L’auteur de la chronique conservée au British Museum a puisé – il le dit lui-même – non seulement dans des chroniques françaises et latines, mais dans « aulcuns livres escriptz en langue theuthonique ».
Par contre les textes flamands ne sont pas – pour le passage relatif à Lydéric de Bue – des traductions des textes latins ou français. En effet, tandis que ces derniers sont écrits avec une certaine prétention littéraire, les premiers présentent une succession d’épisodes mal reliés entre eux, écrits dans une prose très naïve, avec des redites, des longueurs et des tournures vicieuses.
En outre on n’y trouve rien sur les premières années de Lydéric, car ils débutent au combat du jeune prince contre Phinaert. Il est certain que si leurs auteurs avaient connu l’épisode si romanesque de la naissance de Lydéric dans la forêt de Buc, ils n’auraient pas manqué de le reproduire.
Enfin, la forme des noms propres, la dénomination de la forêt (Buc=Beuke, qui signifie hêtre en flamand), d’autres petits détails encore prouvent que les chroniqueurs de langue flamande n’ont pas eu ici comme source des chroniques latines ou françaises.
Nous pouvons conclure de tout cela que la légende est d’origine flamingante, qu’elle a été rédigée pour la première fois en flamand et que les traducteurs latins et français l’ont seulement complétée, embellie et revêtue d’une forme plus littéraire.
La légende de Lydéric de Buc est de la seconde moitié du XVème siècle. Maintenant se pose la question de savoir à quelle époque la légende a été écrite.
Ce qui frappe tout d’abord, c’est que nous n’en possédons aucun texte antérieur au XVème siècle. On ne peut admettre que tous les manuscrits préexistants aient disparu. Il faut donc conclure qu’elle n’a pas été rédigée avant cotte époque. Essayons d’être plus précis. Puisque, suivant nous, la légende est d’origine flamingante, voyons d’abord de quelle époque date sa première rédaction en flamand.
Le plus ancien texte qui nous soit parvenu est le manuscrit de Douai. On ne connait pas l’auteur de cette chronique, attribuée à tort à André de Smet et à Antoine de Rovere 25. Mais si, comme c’est probable, le copiste Jacques van Malen, qui a fait son travail de 1485 à 1490 26 n’a rien ajouté au manuscrit qu’il transcrivait, on peut admettre qu’elle .a été rédigée peu après l’année 1480, car elle s’arrête à cette date.
La fin du XVème siècle semble bien être l’époque de l’apparition de la légende de Lydéric de Buc, car aucune chronique qui soit incontestablement d’une date antérieure ne contient la moindre allusion à ce personnage.
Nous avons déjà constaté que Jean d’Ypres ne commence sa chronique latine qu’à Lydéric d’Harlebeke. Il en est de même notamment pour le Chronodromus de Jean Brandon (commencement du XVème siècle), pour la chronique française, composée vers 1480 et pour la chronique intitulée Die alder excellentste cronycke, composée en 1486.Les renseignements que nous avons extraits des œuvres historiques d’un moine de l’abbaye des Dunes, nommé Adrien de But, nous permettront d’être encore plus catégoriques. On peut se rendre compte par le début du Chronicon Flandrie, 27 écrit par de But à partir de 1482, que ce moine ne connaissait pas à cette date la légende de Lydéric de Bue. Selon lui, il y aurait eu avant Lydéric d’Harlebeke toute une série de forestiers et parmi eux un certain Lydéric qui fut tué par les Huns ou les Vandales. Mais il dit d’une manière formelle qu’aucune chronique ne fait mention de ce Lydéric Ier et qu’on trouve peu de renseignements sur les trois forestiers. C’est un aveu précieux à retenir, venant de ce compilateur qui regrettait de ne pas être mieux informé sur les débuts de l’histoire de son pays et qui fut peut-être inconsciemment l’inventeur de Lydéric 1er.
Dans un autre de ses travaux, qui consiste en notes marginales adaptées à la chronique de Gilles de Roye – c’est ce qu’il appelle son Rapiarium 28 – Adrien de But fait en différents endroits des allusions à la légende 29 et, au folio 116 verso du manuscrit, il la résume à peu près comme nous l’avons racontée au début de cette étude. Cette note est manifestement postérieure aux autres ; en tous cas elle n’a été rédigée qu’après 1482-1485. Dans l’intervalle compris entre la rédaction de son Chronicom et l’exécution de son Rapiarium, Adrien de But avait eu connaissance de la légende. C’est donc – à n’en pas douter – vers cette date que le roman de Lydéric de Buc a fait sa première apparition dans les chroniques.
Comment la légende de Lydéric de Buc a été composée. Son auteur ? – Quant à en déterminer l’auteur, nous n’avons pu y arriver. Le récit est dû probablement à un moine du pays flamingant, qui l’a forgé de toutes pièces. Ce n’est pas – comme on l’a dit – une légende populaire et il ne faut pas se laisser tromper par la ressemblance, toute superficielle, qu’elle a avec les romans dérivés des chansons de gestes. D’ailleurs, si telle était sa provenance, on la rencontrerait vraisemblablement dans le Myreur des Histors de Jean des Preys dit d’Outremeuse, qui utilisa de nombreuses chansons de gestes. Le moine qui la composa avait quelques connaissances littéraires, et c’est pour cela qu’il fait intervenir dans les aventures banales qu’il raconte Girart de Roussillon, Gratienne, Froymont, et autres personnages dont les noms étaient bien connus. Le roman de Lydéric de Buc est donc, à notre avis, de pure invention. Il est probable que son auteur ne le composa qu’à titre de narration, qu’à titre d’exercice littéraire. En tout cas il paraît avoir été tout d’abord indépendant de toute chronique. Quand on lit les chroniques au début desquelles il se trouve, on est frappé par la disproportion qui existe entre la première partie très développée et la seconde toujours beaucoup plus brève. On croirait volontiers qu’on a accolé deux textes d’origine différente, le roman d’une part, la chronique de l’autre.
C’est ce qui eut lieu très probablement. A vrai dire, on ne trouve pas de texte flamand donnant le roman indépendamment de la chronique, mais du moins on en possède un texte latin. Il était arrivé qu’un compilateur rencontrant des anecdotes nouvelles, écrites en flamand, sur les temps primitifs de la Flandre, s’était empressé de les traduire en latin. Suivant l’habitude des chroniqueurs, il ajouta du sien et enrichit la légende de l’épisode de la naissance de Lydéric dans la forêt de Bue. Le manuscrit indépendant (5041, Bib. Nat.) porte le titre de Catalogus, cronica et PRINCIPIUM comitum Flandrie et forestariorum.
Son texte est en tout semblable au début du Cathalogus et cronica PRINCIPUM ac comitum Flandynœ et forestariorum, seulement il s’arrête à Lydéric d’Harlebeke. Au premier abord, on pourrait croire que ce manuscrit donne seulement le début de la chronique que le scribe n’aurait pas terminé de copier. Il n’en est rien. Le mot principium qui se trouve dans le titre montre bien qu’il ne peut être question ici que du début du comté de Flandres. Il ne faut pas y voir une faute de lecture (priucipiurn mal lu par un copiste pour principum), car l’auteur indique nettement à la fin du récit qu’il s’arrête à Lydéric d’Harlebeke, parce que la suite se trouve dans les autres chroniques, qui commencent l’histoire du comté avec ce prince.
Ainsi le Catalogus, cronica et’ principium comitum. a été composé dans le but de remplir une lacune et c’est un travail tout-à-fait indépendant de la Flandria Generosa continuée et interpolée. Buzelin s’est peut être servi de ce texte, car dans ses sources il indique un Liber Lyderici.
Si on retrouve aujourd’hui cette narration le plus souvent au début de la Flandria Generosa, c’est qu’un copiste, remarquant que les deux textes se complétaient mutuellement, les a soudés ensemble pour n’en former qu’un. Il y avait peu de changements à faire. Le titre même du Catalogus fut à peine modifié. Le mot principium, qui n’avait plus sa raison d’être, puisque la nouvelle chronique allait jusqu’en 1423 et au delà, devint principium, et c’est ainsi que le titre du romande Lydéric de Bue resta, à peu de chose près, le titre général de la nouvelle compilation.
Ce qui se passa pour la version latine de la légende eut lieu, selon toute vraisemblance, pour le texte flamand. Le roman de Lydéric écrit en langue flamande fut adapté au début d’une chronique plus ancienne.
Telle est, selon nous, l’histoire de la composition du roman du premier forestier et de son introduction dans les chroniques.
Dès ce moment les nombreux chroniqueurs qui écrivaient en français, en latin et en flamand, se servirent du Catalogus comme source de leur compilation et se gardèrent bien de passer sous silence le roman de Lydéric de Buc. Il eut un tel succès qu’on peut le lire en tête de toutes les chroniques du XVIe siècle et qu’il devint pour ainsi dire comme un article de foi historique.
Conclusion
Nous avons suivi le développement de la légende des forestiers depuis sa naissance jusqu’à sa complète floraison.
Nous avons vu :
D’abord des généalogistes du XIIème siècle introduire parmi les comtes de Flandre trois personnages, Lydéric, Ingelram et Audacer, étrangers les uns aux autres et au comté de Flandre, dans le seul but de donner une origine plus lointaine à la maison de Baudouin Bras-de-fer ; puis, au XIIIème siècle, André Silvius de Marchiennes faire de ces prétendus prédécesseurs de Baudouin des forestiers du roi de France en Flandre ; ensuite, au XIVème siècle, Jean Longus d’Ypres attribuer, par flatterie envers les princes flamands, une naissance royale à Lydéric et une origine bourguignonne à son épouse ; enfin, au XVème siècle – et vraisemblablement dans les dernières années de ce siècle – un chroniqueur flamingant inventer de toutes pièces le roman de Lydéric de Buc.
Cette suite d’accroissements montre bien que, dans la légende des forestiers, il n’y a rien ou presque rien à prendre pour l’histoire. Lydéric dit de Buc est un être fabuleux et toutes les aventures qu’on lui prête doivent leur existence au désir des chroniqueurs d’être plus complets que leurs prédécesseurs et surtout à leur sentiment patriotique qui veut reporter l’origine de la dynastie des comtes de Flandre au-delà du roi Charles-le-Chauve et de Baudouin Bras-de-fer.
Peut-être à nos conclusions négatives objectera-t-on des vestiges et des souvenirs, preuves irrécusables, dira-t-on, de l’existence des forestiers en général et des deux Lydéric en particulier. Il est certain que longtemps on a montré à Aire et à Harlebeke les tombeaux de ces personnages, qu’il y avait à Bruges une fête dite des forestiers, et qu’à Lille, lors des cortèges solennels, certains groupes représentaient ‘des scènes tirées de l’histoire de Lydéric.
Mais tout cela, loin de remonter, comme on le pense, à une haute antiquité, est relativement très moderne. A Bruges, la fête des forestiers n’est pas antérieure au début du XVème siècle, époque où la légende des forestiers est solidement établie. A Lille, ce qui a trait à Lydéric n’apparait qu’au XVIème siècle, c’est-à-dire quand le roman est connu de tout le monde.
Par conséquent cela ne prouve rien, pas plus que le fait d’avoir donné à deux mannequins d’osier que, les jours de fête, on promène dans les rues de Lille, les noms de Lydéric et de Phinaert. L’habitude de porter à la procession de Lille un géant et une géante – et non pas deux géants – ne date vraisemblablement que du commencement du XVIème siècle, et c’est seulement en 1825, qu’on a baptisé les deux mannequins des noms qu’ils portent aujourd’hui 30.
Quant à l’authenticité des peintures, des inscriptions et du tombeau de la collégiale d’Harlebeke, un mémoire présenté en 1623 à la gouvernante des Pays-Bas par le Chapitre en fait bonne justice 31. On y voit que les peintures du jubé de l’église où les « effigies des forestiers prétendus » se trouvaient reproduites, étaient de’ date récente et qu’il n’y avait pas trace de la sépulture du forestier Lydéric.
Ainsi, de la légende des forestiers il ne reste rien. Seuls, les renseignements que l’on trouve dans les chroniques antérieures au XIIème siècle sont acquis à l’histoire. C’est à savoir que Audacer est le père du premier comte Baudouin Bras-de-fer, qu’Enguerrand et que Lydéric dit d’Harlebeke ont réellement existé mais que, pas plus qu’Audacer ils n’ont, été ni comtes ni forestiers de Flandres.
C’est à cela et à cela seul que se réduisent les faits historiques, qui ont été le point de départ de la légende des forestiers. Tout le reste est du roman.
Les Flamands et, en particulier, les Lillois si fortement attachés à Lydéric et à Phinaert, ne s’alarmeront guère d’apprendre que ces héros n’ont existé que dans l’esprit inventif de leurs ancêtres ; ils s’en doutent bien un peu. En tous cas, la légende des géants lillois, qui est intimement liée au passé des Flandres, aura toujours, pour eux, je ne sais quel charme naïf de vétusté, et, en dépit de nos recherches, restera longtemps encore vivace et durable.
Notes
(1) Les chroniques et annales de Flandres, contenantes les héroicques et trèsvictorieux exploicts des Forestiers et Comtes de Flandres et les singularités et choses mémorables advenues audict Flandres, depuis lan de N.-S. Jésus-Christ Vie et XX jusqu’à l’an MCCCCLXXVI, nouvellement composées et mises en lumière par PIERRE D’OUDEGHERST, docteur es-lois, natif de la ville de Lille. A Anvers, chez Ghristophle Plantin MDLXXI, pet. in-4°. – Edition Lesbroussart.Gand, 1789, 2 vol. 8.
(2) d’Oudegherst, I, p. 71.
(3) d’Oudegherst, I, p. 74.
(4) J’ai respecté pour les noms propres l’orthographe que l’on trouve dans les textes : c’est ainsi que le personnage, qui est connu sous le nom d’Audacer, est appelé Andacer par Pierre d’Oudegherst. On rencontrera donc ces deux formes dans ce travail.
(5) Notamment : Vredius. Historia comitum Flaîtdria,. Brugis, 1650, in-fol.cf. pars secunda : Flandria Christiana, page 271. – de Bast. L’existence chimérique de nos forestiers de Flandre et Baudouin Bras-de-fer, premier comte de Flandre proprement dit. Mémoire à la suite de Y Institution des communes dans la Belgique pendant les XIIe et XIIIe siècles. Gand, 1819, in-4°. – A. Wauters. Sur les premiers temps de l’histoire de Flandre. Bulletin de la Commission royale d’Histoire de Belgique, 3e série, t. IX (1885) p. 105. – La légende des Forestiers de Flandre, ibidem, 2e série, XXXVI (1873), p. 208. – cf. aussi. H. Pirenne, Histoire de Belgique, t. I, p. 40, Bruxelles, 1902, in-8°.
(6) Lebon. Mémoire sur les Forestiers dr Fl. dans les Mémoires de la Société des Antiquaires de la Morinie, t. II (1834), p. 29. – De Loys. Mémoire sur les Forestiers de FI. ibidem, p. 8.3. – Kervyn de Lettenhove. Les Forestiers de Fl. dans les Annales de la Société d’Émulation de Bruges, 1845, p. 353. Cf. aussi l’Histoire de Flandre (792-1792), 1er vol. 1847. – .1. Bertin et G. Vallée. Étude sur les forestiers et Vétablissement du comté héréditaire de Flandre, Arras, 1876, br.in-8°. – L. Chamonin. La Flandre wallonne aux temps Mérovingiens. – Les Forestiers de Flandre, dans les Annales du Comité flamand de France, XXII (18Ui, p. 185.
(7) Notamment des lettres du Pape Nicolas 1 et de l’archevêque de Reims Hincmar (dans D. Bouquet, Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. VII, p. 387 et p. 649, et dans Flodoard, Ristoria Remensis (Monumenta Germanise, Script. XIII, p. 488), et un passage des Annales Bertiniani (Mon. Germ. S. I. p. 456.
(8) Capit. Missorum Silvacense (853): Imino episcopus, Adalardus abba, Waltcaudus, Odelricus, missi in Noviomiso, Vermendiso, Adertiso, Curtriciso, Flandra, comitatibus Engilramni et in comitatibus Waltcaudi. dans Mon. Germ. Leges I. p. 426.
(9) L. Vanderkindere, Le Capitulaire de Servais et les Origines du comté de Flandre, dans Bulletins de la Commission royale d’histoire de Belgique, 5e série, t. VII (1897), p. 91-138.
(10) Dans les Mon. Germ. S. t. V. p. 23-24, à l’année 836 : Lidricus cornes obiit [et Arlebeka sepelitur, ajouté par une main du XIIème siècle], et à l’année 862 : Judith secuta est Baldwinum (erreurn, fdium Audacri.
(11) Annales de Vormezeele, près d’Ypres, dans les Mon. Germ. S. t. Y. p. 35, à l’année 817: Lidricus cornes obiit et Harlebecca sepelitur, et à l’année 877 : Balduvinus, filius Audacri, obiit.
(12) Witgeri genealogia Arnulfi comitis, dans les Mon. Germ. S. t. IX, p. 303.
(13) Dans les Mon. Germ. S. t. IX, p. 305. – Lidricus Harlebeccensis cornes genuit Ingelrannum. Ingelrannus genuit Audacrum. Audacer genuit Balduinum ferreum, qui.
(14) Dans les Mon. Germ. S. t. IX, p. 309. L’édition donnée par la Commission royale d’Histoire dans le Recueil des chroniques de Flandre, t. 1 (1837) p. 1 porte le titre inexact : Antiquissima genealogia forestariorum et comitum Flandrise. Or il n’y est pas du tout question de forestiers. Voici d’ailleurs le texte : Anno ab Incarnatione domini 792, Karolo Magno regnante in Francia, Lidricus Harlebeccensis cornes, videns Flandriam vacuam et incultam ac nemorosam, occupavit eam Hic genuit Ingelramnum comitem. Ingelramnus autem genuit Audacrum ; Audacer vero genuit Balduinum Ferreurr..
(15) Dans les Mon. Germ. S. t. IX, p. 317. – Anno ab Incarnatione Domini 792, imperatoris vero Constantini filii Hyrene primo, Karoli quoque Magni regis Francorum, postea imperatoris Romanorum 24, Lidricus Harlebeccensis videns. Le reste comme dans le Liber Floridus.
(16) Primus in ea [id est Flandria] cornes existons, et plus loin : Lidricus obiit anno Domini 836.
(17) Historia reyum Francorum par André Silvius ; au chapitre intitulé De Comitatu Fland-riarurn, on lit : Comitatus Flandrensiuni, co régnante [id est Carolo Calvo ] sumpsit exordium. Flandria enim. eo tempore, non erat tanti nominis nec famé, nec tam opulenta, sicut modo cernitur, sed a forestariis Francorum regis regebatur. Horum Lidricus Harlebeecensis et Inghelrannus, filius ejus, et Audacer, filius Inghelranni, sub Pipino et Karolo Magno et Ludovico, reclores Flandrie fuerunt, nec. tamen comités vocabantur. ms 840 (f. 46) delà Bibliothèque de Douai.
(18) L’hypothèse que nous émettons avait déjà été faite, a ce qu’il semble, par Jean d’Ypres, chroniqueur de la fin du XIVème siècle. Il indique que Lydéric, Ingelram et Audacer ont administré la Flandre, en qualité, non pas de comtes mais de domini et il fait cette remarque : et propter hoc et etiam quia Liedricus Flandriam nemorosam repperit et incultam quasi forestam, eurn aliqui Flandrie forestarium appellabant
(19) De ce nombre sont E. Le Glay (Histoire des comtes de Flandre t. 1, p. 24) et Van de Velde (Recherches de la vérité dans la tradition des forestiers de Flandre dans les Annales de la Société d’Emulation de Bruges. 2e série, t. XI, p. 1-10.)
(20) Mon. Germ. S. XXV, p. 566 : Heinardus abbas eon^essit licentiam Lidrico primo forestario Flandi ie et Audacro venandi in silva Sancti Bavonis, que Heinarstrist nuncupatur, sub condilione ut.- et p. 574: Antecessores [Balduini] fuerunt forestarii Flandric sub rege Francie, sicut legimus in Chronicis Francorum. Lidricus et Audacer impetraverunt ab abbatc Heinardo monasterii Sancti Bavonis licentiam venandi in silva que Heinarstriist nuncupatur – modo Lœ dicitur – sub tali conditione quod.
(21) JOHANNIS LONGI Chronica Sancti Bertini. – Mon. Germ. S. t. XXV, p. 764.- M. Quarré-Reybourbon possède dans sa riche bibliothèque un manuscrit de cette chronique (écriture du début du XVIème siècle). CAP. IV. – De Liedrico primo stipite comitum Flandrie. Dum Sarraceni sic ab Hispania venirent ad Eudonis mandatum, miles quidam juvenis christianus de partibus Ulixibône scu Portugallie, regia stirpe progenitus, Liedricus nomine, despectis parentibus, qui cum illis de patria ad legem perfidi transierant Machometi, ad Karolum Tuditem. et Gérard um •*de Rossilione se contulit, ut sacri baptismatis christianequefidei Deo pacta servaret, et sub Karolo militans, multa probitatis opera gessit. Et Karolo predicto carus effectus est, sibi toto vite sue têmpore servivit et filio suo Pupino post eum régi. Gui postea Karolus Magnus terram Flandrie dédit. Ipse est a quo Flandrie comites descenderunt. Ipse uxorom habuit filiam Gerardi de Rossilione predicti, de qua genuit filium Iugelramnllm, militem probum et prudentem, suum Flandrie successorém.
Et ibidem, p. 765. – Liedrico mortuo, filius Ingelramnus successit in Flandrie dominatu. Cui defuncto et in Arlebeka juxta patrem suum sepulto successit Odacer, .filius ejus, qui eciam in Arlebeka jacet sepultus. Qui tres, licet Flandrie dominî fuerunt, non tamen proprie ut comites ; et propter hoc, ac eciam quia .Liedricus Flandriam nemorosam repperit et incultam quasi forestam, éum aliqui Flandrie forestarium appellabant. Inde et ‘ignarum vulgus eum credit extitisse plebeum, dominorum nemora custodientem ; cujus contrarium patetppr jam dicta, miles fuit strenuus et regia stirpe progenitus.
(22) Cf., Paul Meyer dans la Romariia Vil (1878), p. 161 et XXIII- (4884). p-. 463 et dans la Bibliothèque de l’école’des Chartes; XII (1861), p. 31.
(23) Bib. Nationale, manuscrits français, n° 2 /9tt*
(24) Geerbrandt Johannes, Leydensis. Chronicon Hollandiœ comitum et episcoporum Ultrajeetensium dans le Recueil de Swertius intitulé Rerum Belgicarum Annales. Francfort, 1620 fol.
(25) Cf. Bibliotheca Belgica, t. VII.
(26) Il le déclare lui même à la fin du manuscrit.
(27) Publié dans le Corpus chronicorum Flandriae, t. 1, p. 269. – Flandria forestaria, Christi benedictam incarnationem expectans, inhabitabatur, et per diversos principatus successit in forestarium Lidericus nobilis. Quo ab Hunnis aut Yandalis interempto, cum nulla chronica mentionem faciat de eo, aequivoci nominis alter Lidericus, comes Aricbeccensis, Flandriae forestum tempore Karoli Magni reperitur gubernasse, circiter anno dominicae Incarnationis septingentesimo et nonagesimo secundo. Qui generavit, sed ex qua non legitur, Ingelramnum comitem : dicit tamen chronica Franciae eum genitum ex filia Gerardi comitis de Rouchellione. Obiit Lidericus anno DCCCVII postquam gubernavit quindecim annis, jacetque sepultus apud Arlebecque anno Domini octingentesimo vicesimo quarto. Cui successit filius Ingelramnus. Fere sexdecim annis regnavit. Cui successit Audacer filius ejus, militia probus sub Ludovico, filio Karoli Magni, Romanorum imperatore (XVI annis).
De tribus his forestariis paruni aut pene modicum habetur in chronicis. Sed de Balduino prefati Audacri filio Francorum chronicae tradunt, cognomento Ferreum, quadraginta annis gubernasse forestum Flandriae, et primo sub imperatore Lothario, filio Ludovici, anno Domini DCCCXXXVII, rexisse.
(28) De rapere, voler ; de là compilation faite de larcins. Codex, 7978-7979 de la Bibliothèque des ducs de Bourgogne, à Bruxelles.
(29) Notamment folios 208, 238, 243, 272, 278, etc.
(30) On lit dans Brun-Lavainne, Mes Souvenirs (Lille, 1856, p. 157-158) : « En 1826, M. de Beaupuy, adjoint à la mairie, chargé de la réorganisation de l’ancienne fête de Lille, c’est-à-dire d’arranger une procession solennelle, moins le clergé, vint me demander de rédiger un programme. J’évoquai. les souvenirs historiques de toutes les époques, depuis Lydéric et Phinaert, jusqu’au bombardement de Lille de 1792. M. de Beaupuy ne trouvait qu’un défaut à mon plan, c’est que le cortège était sérieux d’un bout à l’autre ; il voulait une partie comique pour que la joie du peuple vint donner de l’entrain à la fête et je n’avais trouvé pour exciter le rire que les mannequins de Lydérie et Phinart, qui, après tout, n’étaient qu’une pâle imitation de la famille de Gayant de Douai. » La mémoire de Brun-Lavainne lui a fait défaut au sujet de la date. C’est non pas 1826, mais 1825 qu’il faut lire, car les deux géants d’osier qu’il baptisa des noms de Lydéric et de Phinaert parurent dans la quatrième division du cortège organisé lors des fêtes (12-13 juin 1825) données à Voccasion du Sacre de S. M. Charles X et de l’anniversaire de la procession de Lille, instituée en 1269 par Marguerite de Constantinople, comtesse de Flandre.
– M. Léon Lefebvre, membre de la Commission historique du Département du Nord, a été assez aimable pour nous communiquer ces renseignements intéressants, nous l’en remercions vivement.
(31) Miraeus. Opera diplomatica, t. ÏÏI, chap. 255, p. 268.
Comme toute légende, celle de Lydéric et Phinaert est parsemée de faits historiques vrais. Joseph et Martine Denoyelle-Lelong apportent ici une vision, jusqu’ici inexplorée, de l’existence réelle des parents de Lydéric. |
Les fondements historiques de la légende de Lydéric et de Phinhard
Plein Nord – Mai 1988 (Collection D. De Coune /Terre de Géants)
A fameuse légende des géants lillois Lydéric et Phinhard (Finart) repose vraisemblablement, comme la plupart des autres, sur des faits historiques. Des événements graves aux VIème et VIIème siècles paraissent avoir constitué son sujet et sa trame ; nous sommes d’ailleurs arrivés à cette conclusion qu’il s’agissait en réalité bien plus du récit de ces événements que d’une véritable légende. Evidemment ce récit a été en grande partie déformé par de nombreux trouvères et narrateurs ; il en existe plusieurs versions mais celle du chroniqueur Pierre d’Oudegherst (Annales de Flandre, milieu du XVIème siècle) semble être la plus proche d’une réalité historique.
Au siècle suivant, Malbrancq, dans la « Chronologie » de son ouvrage « de Morinis et Morinorum », indique les dates des principaux événements relatés par d’Oudegherst.
Le conflit qui opposa Lydéric à Phinhard eut sans doute pour origine la guerre que se firent Frédégonde, reine de Neustrie, et Brunehilde (Brunehaut), reine d’Austrasie, pour la possession de la Bourgogne.
Gontran, roi de ce pays, était mort sans héritier mâle en 593. La Bourgogne avait alors été attribuée, suivant la volonté du défunt, à son neveu Childebert II, roi d’Austrasie, fils de feu Sigebert (t 575) et de Brunehilde.
La reine Frédégonde n’accepta pas de voir toute la Bourgogne entre les mains de la reine-mère d’Austrasie, Brunehilde, sa rivale ; elle en revendiqua une partie pour son fils Clotaire II dont le roi Gontran avait été le tuteur, et bientôt commença une lutte acharnée entre les deux reines.
Childebert II et sa mère Brunehilde voulurent s’emparer du royaume du jeune Clotaire II, mais les ducs Wintrio et Gondebald qu’ils avaient envoyés contre lui, furent défaits dans le Soissonnais par Landeric, maire de Neustrie.
Pour se venger de cet échec, Brunehilde s’en prit au Bourguignons qui ne lui étaient pas favorables ; parmi ceux-ci figuraient vraisemblablement Salward et Hermengarde, futurs parents de Lydéric.
Salward était comte de Dijon grâce à son épouse Hermengarde, fille de Ruffilho I, duc en Bourgogne. D’après le récit (légendaire), il appartenait à la famille royale d’Essex en Angleterre. Nous croyons qu’il était un fils puîné de Sledda, roi de ce pays (°v. 540 597). En effet, celui-ci fut le père (outre de Sebert, qui lui succédera, et de Seaxbald) d’un Sewarg ou Seward.
Les noms Salward et Seward se ressemblent ; ils commencent d’ailleurs tous deux par la lettre S comme ceux de la plupart des Rois et des Princes d’Essex à partir de Sledda – c’était une coutume fréquente à cette époque dans les familles royales de porter des noms ayant la même initiale (par exemple le G chez les rois burgondes).
Les dates concordent : Seward naquit vers 570, Salward sans doute également puisque lorsqu’il sera tué en 594 par Phinhard, il allait être père pour la première fois (son fils Lydéric naîtra peu après). Il s’agissait donc, selon toute vraisemblance, d’un seul et même personnage.
Nous pensons que Sledda, roi d’Essex et père présumé de Salward, avait épousé une fille du Franc Sigebert (°v. 515 570), Comte de Walland-Nord (Zélande, Anversois, Flandre, Courtraisis etc … ) et vraisemblablement châtelain du Buc à Lille – ce serait donc comme arrière-petit-fils du dit Sigebert que Lydéric pourra recevoir en 621 le titre de préfet de Flandre et de châtelain du Buc.
L’épouse de Salward, Hermengarde, était la sœur de Ruffilho Il. Il nous semble que celui-ci se maria avec Clodeberge, fille aînée du susdit Gontran, dernier roi mérovingien indépendant de Bourgogne et d’Orléans. Cette alliance pourrait, en effet, expliquer pourquoi plusieurs de ses descendants (et en particulier des évêques) montreront qu’ils ont des droits sur ce pays et pourquoi certains iront jusqu’à vouloir reconstituer ce royaume à leur profit.
Nous pensons que la naissance de son fils Gundebald (en 594 ?) aurait provoqué le courroux de Brunehilde ; en effet, suivant l’ancienne loi salique, le jeune Gundebald (que Malbrancq appelle « princeps », prince, et qui, suivant notre hypothèse, était le petit-fils par sa mère du roi Gontran) pouvait recevoir la couronne de la Bourgogne. Brunehilde aurait donc eu des raisons de se sentir menacée par des factieux capables de chasser son fils Childebert II du trône de ce pays.
Selon sa déplorable habitude, elle aurait alors projeté de faire assassiner Ruffilho II, Clodeberge et leur nouveau-né Gundebald ; ceux-ci seraient alors partis en exil.
Il est, par conséquent, fort possible que ce fut parce qu’elle devait être recherchée par les sbires de Brunehilde qu’Hermengarde, sœur de Ruffilho Il, quitta furtivement la Bourgogne en 594 avec son mari Salward.
Ils avaient l’intention de se réfugier dans le royaume d’Essex, pays de Salward, en passant par la Flandre où celui-ci possédait sans doute des domaines comme petit-fils, selon nous, de Sigebert, autrefois comte de cette région.
En 594, Salward et Hermengarde durent s’enfuir de Dijon à la suite du rattachement de la Bourgogne à l’Austrasie et, selon nous, du mariage de Ruffilho Il, frère d’Hermengarde, avec Clodeberge (fille du roi Gontran lequel était décédé l’année précédente) et de la naissance de leur fils, le prince Gundebald.
Ils partirent donc avec une petite escorte pour l’Essex ; nous supposons que tant qu’ils se trouvèrent dans les régions faisant partie de la Bourgogne et de l’Austrasie, ils évitèrent les villes et les villages et passèrent à travers champs mais que lorsqu’ils arrivèrent dans le Soissonnais (reconquis par les Neustriens l’année précédente), ils purent emprunter les anciennes voies romaines : Soissons, Saint-Quentin, Cambrai et Arras ; de cette ville ils comptaient atteindre l’ancienne forteresse d’Oudenburg ; celle-ci était alors au bord de la mer à la suite de la deuxième transgression dunkerquienne.
Mais il fallait pour cela traverser le Courtraisis et la Flandre, or il nous semble que ces régions dépendaient de l’Austrasie depuis la mort de Chilpéric I en 584.
Déjà, en 575, leurs seigneurs (dont Destres, comte anglo-saxon du Boulonnais et de la Flandre) avaient abandonné Chilpéric I, roi de Neustrie, parce qu’ils estimaient que les guerres entreprises contre son frère Sigebert, roi d’Austrasie, étaient injustifiées.
Après l’assassinat de Chilpéric en 584, tout le Walland fut vraisemblablement rattaché à l’Austrasie ; en effet, la plupart de ses dirigeants descendaient des rois de Cologne et, de plus, il avait été peuplé au Vème siècle (en dehors des zones occupées par les Anglo-Saxons) principalement par les Francs Ripuaires de Chlodion II ; par conséquent, la majeure partie de ses habitants était de la même origine que les Austrasiens.
Le rattachement de la Morinie à l’Austrasie pourrait expliquer, par exemple, pourquoi Brunehilde, veuve de Sigebert depuis 575, ait pu y faire restaurer les anciennes voies romaines qui furent dès lors appelées, comme bien d’autres, « chaussées Brunehaut ».
La route qui allait d’Arras à Courtrai puis au port d’Oudenburg longeait le château du Buc (Lille) qui, placé au point de rencontre avec une autre route reliant Tournai à Cassel (Castellum) par Caestre (Caestrum) contrôlait ainsi l’accès au Walland devenu austrasien.
Il était situé sur la limite méridionale de l’ancienne Ménapie maritime, d’où son importance ; au-delà, vers le Sud, s’étendaient d’un côté la Nervie et de l’autre le pays des Atrébates ; il avait été construit à proximité d’un ancien village gallo-romain dont le nom Fins (peut-être Fives actuellement) était une contraction de « Fines Atrébatum » – ce qui indique bien qu’il se trouvait sur la frontière de la région occupée par les Atrébates.
Il sera, par la suite, appelé « Castrum lslensis » pour cette raison qu’il était bâti sur une des îles de la Deûle (à l’emplacement de la cathédrale Notre-Dame-de-la-Treille).
Peu à peu une cité s’édifiera autour de ce castrum et deviendra la ville de Lille – « Rijssel » ou « Rijsel » en néerlandais, elle est, en effet, le chef-lieu d’une contrée à la fois picarde (donc française) et flamande.
Joseph et Martine DENOYELLE-LELONG