Première lettre sur le département du Nord – La Fête Communale à Douai
Feuille de Douai – du lundi, 20 messidor an XII (9 juillet 1804)
(Collection D. De Coune/Terre de Géants)
Douai, le 18 messidor an 12.
Je t’ai promis, mon ami, quelques détails sur l’intéressant département du Nord, il faut te tenir parole. Je te parlerai surtout des usages ; tu sais que chaque pays, chaque localité a les siens, et qu’ils doivent tous être tolérés, lorsqu’ils ne nuisent point à l’harmonie sociale? mais je reviens à mon objet.
Les fêtes communales, dans le département du Nord, sont désignées par les noms de Ducasses, de Karmesses, chaque ville, chaque bourgade, chaque hameau a la sienne. Elles durent 3, 4, 5 jours et jamais moins de trois; on s’y porte avec un empressement et ou s’y amuse avec une dévotion qui fait plaisir à l’observateur. C’est-là que l’on se livre avec abandon aux plaisirs de la table, à ceux de la danse, des jeux gimnastique, de la pipe. Le peuple s’amuse de tout son cœur, le philosophe sourit, et la tranquillité de l’état n’y perd pas.
C’est demain la fête communale de Douai. Depuis quinze jours, des pronostics avant-coureurs faisaient présager le retour d’une époque chère aux habitans de cette belle ville ; le premier de tous a été l’invasion des marchands de jambons ; il n’est pas, j’en suis sûr, de cave habitée dans la ville, dont le ménage hospitalier n’ait convié, pour ces jours d’oubli des peines, des parens, des amis à venir manger la tranche de jambon, assaisonnée de la moutarde excitante et de la tartine beurée ; juge de ce qui se passe chez les personnes plus aisées. Le blanchiment des vestibules, le lavage des appartemens, pratiques empruntées des Hollandais, le nettoyage des vitres, sont d’autres préliminaires sans lesquels nos bonnes ménagères croiraient la fête manquée. Par-tout, depuis trois jours, des flots d’eau inondent les pavés ; par-tout l’échelle du vitrier est appliquée aux croisées ; sur chaque seuil de porte, la paille fraîche ou le sable blanc comme neige, sont les avant-postes qui protègent la propreté intérieure des maisons ; les mains les plus délicates ne dédaignent pas ces préparations festivales ; toutes se mettent à l’œuvre avec gaieté ; aussi c’est, pour célébrer la fête de Gayant. (1)
Je viens mon ami de laisser échapper un grand mot, un mot électrique pour la masse de population de cette ville, un mot (lui est presque toujours le signal d’un refrein chéri ; (2) mais n’anticipons pas. Tu as peut-être lu quelques parts, que dans presque-toutes les villes des Pays-bas, on est dans· l’usage de promener, à certaines époques de l’année, des mannequins énormes représentans des géans, des grands poissons, des saints, des diables. Ton imagination, ci, conscrite dans les limites de ton pays, n’a peut-être pas été· assez heureuse pour te faire croire a la possibilité de pareilles scènes ; eh bien! désabuse-toi, pauvre croyant, les géants existent dans ce pays, et ces géants sont de bonnes gens ; j’en ai vu, ce n’est pas un songe, et si ce témoignage ne te suffit pas, prends la poste et viens assister demain matin, au lever de M. Gayant, de Mad. son épouse et de leurs trois enfans,
J’étais à Douai en l’an 9, lorsque cette antique famille, qui s’était prudemment dérobée aux yeux de tous pendant les jours caniculaires de la révolution, est sortie triomphante de sa retraite, couverte des longs applaudissemens des Enfans de Gayant. Elle est composée de cinq personnages, savoir : Gayant qui a environ 6 mètres 81 millim.. (21 pieds de hauteur), madame Gayant, que le peuple appelle Marie sa guenon, ayant environ un mètre de moins ; Jacques ou Jacquot, l’aîné des trois enfans, haut de 4 mètres 55 millim. (14 pieds), Fillon, sa sœur cadette, et Binbin, le plus jeune dé tous, ayant environ 3 mètres 25 millimètres (10 pieds).
Ces géants qui n’ont que le buste, sont échaffaudés en osier et terminés depuis les reins par des morceaux d’étoffes qui forment une espèce de jupon sous lequel sont cachés les porteurs du mannequin, on assure que quelques-uns de ces porteurs, à certaines heures du jour, auraient besoin, à leur tour, de soutiens.
Gayant est habillé à l’antique, portant le costume militaire des anciens chevaliers, avec un casque en tête et un large, cimetère en sautoir. Madame avait eu l’an 9, adopté pour elle et Melle. sa fille, les modes et les ridicules du jour. (3). Jacques, l’aîné des garçons, déjà armé chevalier en a le costume, et Binbin, le plus jeune, est habillé en enfant et coëffé d’un bourlet. Le peintre lui a tellement disposé les yeux qu’il paraît loucher ; cela plaît beaucoup à nombre de spectatrices, qui, à cause de cet aimable défaut, lui prodiguent sur son passage la doucereuse épithète de tiot Tourni.
Ces cinq colosses ont véritablement l’air de marcher.
Deux fois, dans la journée, on leur fait faire le tour des principales rues de la ville, s’arrêtant de distance en distance, pour réjouir le peuple par des danses commencées d’abord par les enfans, et terminées par le Géant lui-même et madame son épouse. Quelquefois aussi on les voit honorer de leur visite les cabarets les plus bruyants ; cette visite consiste eu une pause faite devant la maison, aux grandes acclamations des habitués du cabaret qui ne manquent pas de répondre à l’honneur qu’on leur fait, par des libations réitérées à la santé de monsieur et madame Gayant et de leur famille; on prétend que plus d’un de ces lieux a dû sa vogue à ces visites courtoises,
J’ai parlé du refrein de Gayant, il est gay et caractéristique : à chaque pause que font les mannequins, les porteurs entonnent cet air qui est en même-tems fredonné à demi-voix par la foule. Ou danse, au son de ln chanson de Gayant, dans les rues; son délicieux refrein termine les danses dans les bals publics ; il est le signal de cette aimable fusion qui caractérise si bien les réunions des familles : longtems encore après que la fête est passée, le souvenir de Gayant vient distraire les plus malheureux dans leurs peines.
Quant à l’origine de Gayant (car les grands personnages doivent en avoir une), la nuit des tems la couvre de quelques ombres. La tradition populaire est qu’il est originaire de Cantin, village près de Douai, et qu’il fut le libérateur de la ville ; on dit aussi qu’il combattait dans ce moment pour les français. Cependant, on a la preuve dans les archives de la mairie, qu’en 148o, le 16 juin, l’inconstant se réjouissait publiquement de ce qu’à pareil jour, la ville avait été préservée d’un coup de main des français.
Ce n’est pas, hélas ! le premier exemple de versatilité consigné dans les annales du cœur humain.
Quoiqu’il en soit, M. Gayant et sa famille sont des personnages fort aimables : ils ont le talent d’égayer sans blesser l’amour-propre. Leur vue est celle du serpent d’airain pour les israélites, elle chasse tous les souvenirs pénibles et jusqu’au sentiment des peines présentes. (4)
Bon soir, je vais me coucher, bien résolu de boire demain de bon cœur à la santé de M. et de Mde. Gayant, et de leur aimable liguée. Je t’embrasse en eux et pour eux.
(1) Je ne parle pas du jeu de balle préparé sur la place St. Jaques, où doivent être gagnés une balle, cinq couverts et cinq paires de boucles d’argent ; du jeu d’arc au berceau, qui offre pour prix un oiseau d’argent, des cravattes de fines batistes du pays et dix autres cravattes ; du jeu de cible chinoise, qui offre aux vainqueurs, sur la place St. Amé, cinq cravattes : le soin de ces détails regarde la municipalité qui en fait les frais.
(2) Les habitaus de Douai ont leur refrein chéri de Gayant, dont la naïve simplicité remonte à quelques siècles,
(3) Le ridicule de madame Gayant, s’il était proportionné, pourrait contenir une tabatière de la capacité d’un hectolitre.
(4) Une feuille publique, d’ailleurs estimable, rédigée dans une ville voisine ; s’est égayée sur le compte de Mde. Gayant; (cela est peu courtois); on a dit que des artistes sont venus de la