Les Processions de Géants
Lectures pour tous – Mars 1903
(Collection D. De Coune/Terre de Géants)
Parmi les cérémonies locales que conserve une tradition persistante, il n’en est guère de plus pittoresque que ces processions de géants qui, aujourd’hui encore, ont lieu chaque année dans les cités du Nord. Réjouissantes pour l’œil, amusantes par toute sorte de détails curieux, divertissantes par le grouillement de foule qu’elles occasionnent, elles nous intéressent encore parce qu’elles révèlent une part du caractère, de l’âme et des mœurs d’une province et parce qu’elles représentent des souvenirs chers à l’imagination populaire.
Les enfants aiment fort à s’égayer aux dépens des bons géants ; et qui ne sait que les hommes ne sont que de grands enfants ?
Aussi, en mainte contrée, une des réjouissances populaires les plus goûtées consiste-t-elle à exhiber d’immenses poupées que l’on promène par les rues, pour l’ébahissement et parmi les quolibets des badauds. Même il est une région, la Flandre française et belge, où ces géants sont si nombreux qu’ils semblent sortis naturellement du sol ; on les fête comme patrons et défenseur de la cité, et le culte qu’on leur rend est ce qu’on peut imaginer de plus curieux en sa touchante naïveté.
Là, pas une ville qui ne possède son géant familier, et plusieurs en ont toute une famille. Le savant M. Jules Beck (de Dunkerque), qui a écrit leur histoire, en compte plus d’une centaine. Et ce ne sont point des géants honoraires; ils n’ont pas leurs invalides dans quelque musée ; ils se mêlent à la vie publique ; ils se montrent officiellement au peuple à de certaines époques, et cette fête, exclusivement profane par endroits, à demi religieuse en d’autres points, s’appelle : Ommegang.
Et comme on comprend que le culte des géants devait fleurir clans ce pays de chairs épaisses, de vie plantureuse, de grasse et bruyante gaieté !
AVEZ-VOUS VU GAYANT ?
« Avez-vous vu Gayant ?… Vous ne connaissez pas Gayant ?… Est-il possible ?… » Voilà les questions qui accueillent l’étranger dès son arrivée à Douai. L’ignorance où il se trouve, le plus souvent, de la chose et du nom même provoque une surprise dédaigneuse et offensée. Puis, comme il s’informe : « Vous verrez, vous verrez !… lui dit-on ; vous ne pouvez pas en avoir une idée !… » Et, jusqu’au jour solennel, il est étourdi par l’éloge de l’énigmatique personnage, par la promesse d’un spectacle grandiose et rare.
Qu’est-ce clone que Gayant ?
Figurez-vous un mannequin d’osier, haut de vingt-deux pieds, vêtu en chevalier de la Renaissance : casque à mentonnière, cuirasse, cotte de mailles, brassards, gantelets, cuissards, rapière. lance et écu. Un manteau de pourpre flotte sur ses reins. Une jupe de même couleur couvre le bas du corps, évasé en forme de cloche à fromage, pour dissimuler les huit vigoureux porteurs de cette étrange machine. Mme Gayant, de son nom propre Marie Cagenon, l’accompagne. Attifée en châtelaine du XVIème siècle, – bonnet à la Marie Stuart, large fraise godronnée, collier, éventail de plumes et chaine de pierres précieuses, – elle n’a que dix-huit pieds; mais c’est un vrai Rubens, à la chair abondante, rubiconde et fleurie. L’héroïque couple est escorté de sa famille ; Jacquot, onze pieds, toquet à plumes, mantelet sur l’épaule, pourpoint à crevés des Valois, – Fillion ; d’un pied moins grande que son frère et dont le costume semble taillé dans une défroque de sa mère; – Binbin , le dernier né, le Benjamin, qui n’a guère que trois mètres, et qui a conservé le bourrelet, la blouse et les hochets de son jeune âge.
C’est en cet équipage que, le dimanche qui suit le 6 juillet, – en mémoire de l’entrée de Louis XIV à Douai, en 1667, – Gayant « se présente à ses enfants pour recueillir leur tribut de vénération et d’amour ».
D’où vient Gayant ? et quel est le symbole qu’il personnifie ?
M. Théodore Denis, dont la version nous parait la plus plausible, dit que les fêtes municipales ont été, de tout temps, et aujourd’hui encore, célébrées en Flandre avec le plus vif éclat. On donnait, entre autres divertissements, des processions, des cortèges et des cavalcades. Un jour, quelqu’un eut l’idée de joindre au programme de la fête un numéro nouveau, quelque chose d’inédit et de frappant, un clou enfin. Et ce fut un géant, un colosse d’osier, machiné et drapé au goût de leur de l’époque. Le spectacle était piquant.
Il plut, devint promptement populaire et passa dans les mœurs. Gayant n’est que la forme vulgaire et patoisée du mot géant.
Les Douaisiens ne vont pas chercher plus loin; pour eux, Gayant, c’est Gayant, voilà tout: un brave homme, un bon gros Flamand de géant, paterne et joyeux vivant, buveur et ripailleur intrépide.
On n’imagine pas l’admiration et la tendresse dont les Douaisiens l’entourent. Tout repose sur Gayant, tout se rapporte à lui. Les baux se concluent à Gayant. On se fait habiller à Gayant. On ne mange de bons fruits et de bonne volaille qu’à Gayant. « Pourvu qu’il dure jusqu’à Gayant !… » est le souhait qu’on adresse aux malades. Gayant divise l’année en deux parties, il fixe la chronologie. Après Gayant, les jours diminuent. On marche pendant six mois vers la lumière d’un astre éblouissant, on descend ensuite dans la nuit. A l’approche des fêtes, la ville est prise d’une frénésie de nettoyage. La vieille cité, enfumée et boueuse, se décrasse. On fait leur toilette aux maisons. Les pavés reluisent, les vitres flamboient. On gratte, on recrépit, on enlumine les murailles. L’eau déferle sur les trottoirs, les wassingues (torchons) s’effilochent sur les dalles. On loge dans les caves des tonneaux et des tonneaux de bière. Au jour solennel, les trains déversent des milliers de visiteurs, ou plutôt de pèlerins. Tout chôme ; magasins et atelier sont fermés ; il serait impossible d’obtenir d’un ouvrier la plus légère besogne ; un air d’allégresse se répand sur les visages ; on se félicite, on s’embrasse : les temps sont venus.
LES TROIS JOYEUSES. – TOUTE UNE VILLE EN LIESSE.
Voici maintenant les journées consacrées. Comme d’autres journées célèbres, elles sont trois. Ce sont, pour faire pendant aux trois glorieuses, les trois joyeuses journées.
A l’aube de la première, Gayant et sa famille sont retirés du hangar qui leur sert de palais. Ils commencent leur promenade, vont rendre visite aux « autorités », de qui ils reçoivent les honneurs qu’ils méritent, puis déambulent par les rues. A vrai dire le cortège est assez maigre : point de gardes, de pages, de hallebardes, mais un pauvre petit tambour qui tapote sur sa peau d’âne des ra et des fla mélancoliques, et une douzaine de quêteurs qui vous plantent leur tirelire en plein visage. Puis, le mannequin est lourd, la chaleur écrasante, la route longue, la bière fraîche; les pauses sont nombreuses et les estaminets sont tentants…, si bien qu’à la fin de la journée, l’énorme machine tangue et vacille de manière inquiétante.
Hélas ! Gayant n’avait pas prévu le progrès moderne et la locomotion électrique. Des tramways à trolleys suivent aujourd’hui les principales rues de Douai. Or, songez que le panache de Gayant s’érige à la hauteur d’un deuxième étage. Grand émoi, cuisante angoisse, lorsque la question se posa pour la première fois. Comment allait-il se tirer de cet embarras ?
Le conseil municipal invita les ingénieurs à présenter des projets. Après divers essais, on choisit un engin bizarre et disgracieux au possible, une plate-forme mobile, une sorte de claie placée sur une charrette. Au moment voulu, des treuils et des poulies élèvent cette espèce de gril et l’appliquent au dos de Gayant. Le pauvre chevalier se couche, comme une statue tombale, pour glisser sous les fils malencontreux. Mon Dieu ! qu’un géant qui perd l’équilibre et tombe à la renverse est en piteuse posture !
Chaque soir, la famille est reconduite à son gîte. Le soir du troisième jour, cette rentrée revêt une solennité particulière. Avant de prendre congé, pour toute une année, de ses amés et féaux sujets, Gayant salue avec noblesse. Sa femme, Jacquot et Fillion imitent sa courtoisie. Mais la perspective d’une si longue claustration déplait fort à l’espiègle et impétueux Binbin. Il est d’ailleurs le favori des Douaisiens, le grand ami des enfants, leur patron, leur oculiste. Atteint d’un léger strabisme qui l’a fait affectueusement surnommer Notre ch’tiot Tourni, il passe pour préserver la vue de tout accident ou maladie. Aussi, que d’attouchements et d’embrassades ! Maitre Binbin donc proteste contre un internement prématuré. Il boude, piaffe, se débat, essaye de s’échapper. On doit le saisir et l’enfermer de force. Cette séculaire comédie est l’amusement des enfants et la joie des parents.
Quelques anecdotes que l’histoire a enregistrées en disent assez long sur les sentiments que Gayant inspire aux Douaisiens.
En 1745, pendant la guerre de la Succession d’Autriche, un régiment d’artillerie de l’armée du maréchal de Saxe, qui opérait en Flandre, comptait une compagnie entièrement composée de Douaisiens. Ces soldats avaient jusqu’alors montré une bravoure et une discipline dignes d’éloges. Mais à la veille même de la bataille, qui devait être la grande victoire de Fontenoy, ils désertèrent en masse. Etonné autant qu’irrité, le maréchal manda le colonel du régiment et lui adressa de sévères reproches. « Rassurez-vous, Monseigneur, répondit l’officier, mes hommes sont allés voir danser leur Grand-Père ». Ils reviendront bientôt. » Ils revinrent en effet et se firent une belle part dans cette glorieuse journée.
On conte également qu’un Douaisien établi à Pondichéry, ayant entendu un soldat fredonner l’air de Gayant, en fut si ému qu’il dut s’aliter plusieurs jours durant. M. Th. Denis rappelle un souvenir personnel analogue. Il se trouvait à Rennes, un dimanche. La musique militaire jouait sur la promenade. Cette musique entama tout à coup l’air de Gayant, ce qui s’explique par le séjour que le chef de musique avait fait à Douai. Tout à coup, voilà que deux hommes du peuple qui passaient s’arrêtent, se prennent les mains, s’embrassent en pleurant, puis se mettent à danser !
UN VOYAGE ACCIDENTÉ. – RIVAL DE SON BEAU-PÈRE.
Gayant ne se déplace guère. Sa grandeur l’attache au rivage de la Scarpe. Jusqu’en juillet 1848, il n’avait jamais quitté l’ombre de son cher beffroi. Cette année-là, il reçut une invitation de la part de Reuze, son confrère de Dunkerque. Que faire ? Le cas était unique. Le conseil municipal se réunit d’urgence et, après de longues discussions qui passionnèrent toute la ville, décida d’accepter la requête, rédigée d’ailleurs dans le style le plus flatteur et le plus noble. On s’entoura de toutes les précautions désirables et l’on fournit à l’illustre touriste une imposante escorte. Le voyage, pourtant, faillit, au retour, se mal terminer. La pluie tombait à flots, cette pluie de Flandre pour laquelle assurément fut inventée l’expression populaire : il tombe des hallebardes. Assez mal construite déjà, la voie se détériora sous l’effet de ces averses diluviennes. Couchés dans des wagons découverts, les pauvres géants recevaient stoïquement ce déluge. La locomotive s’avançait avec une sage lenteur, ce qui n’empêcha pas le convoi de dérailler. Gayant rentra à Douai en assez mauvais point, maculé de boue, éclopé, tirant le pied et l’aile. On devine la douleur et la colère des Douaisiens. Aussi quand Reuze, au mois de septembre, vint rendre à Gayant sa visite, je vous laisse à penser la manière dont il fut reçu. On lui refusa net la main de Fillion qu’il était venu briguer. Le ressentiment s’est apaisé pourtant et Reuze a été agréé pour gendre.
Ce gendre et collègue de Gayant est en réalité son rival. Cette rivalité ne s’affiche point. Mais elle ne fait pas doute. Dunkerque, en effet, a pour Reuze les yeux de Douai pour Gayant et le tient pour le plus beau, le plus fort et le plus glorieux des géants. C’est pour avoir trop hautement exprimé cette fierté nationale, au cours d’un voyage fait par Reuze à Douai, que plusieurs Dunkerquois furent jetés clans la Scarpe, et qu’un autre fut trouvé mort, le lendemain, dans les fossés de la citadelle. Avis aux sceptiques et aux mauvais plaisants !
Nul doute, ainsi que l’a prouvé notre aimable et érudit confrère M. Dodanthun, que Reuze n’ait paru en public dès le XVIème siècle. Il avait alors douze pieds de haut. Il était vêtu d’un habit bleu, largement galonné d’or, et d’une jupe de même couleur. Douze porteurs le faisaient marcher, saluer, danser même. Comme Gayant, il avait compagne et famille. Sa femme s’appelait Gentille. Un de leurs enfants, modeste bébé de neuf pieds, se tenait blotti dans la poche de son auguste père d’où il sortait pour crier : Papa ! Papa !, demander à manger et recevoir les victuailles de toute sorte qu’on lui tendait
La Révolution fut de plusieurs façons funeste au bon géant. Elle l’affubla en 1793 d’une carmagnole et d’un bonnet rouge, puis le condamna à mort. Il parvint à y échapper; mais, dans la tourmente, le pauvre homme avait perdu sa femme. Impossible de retrouver Gentille ! Il fut inconsolable tout le temps qui convenait ; après quoi il convola gaiement en secondes noces.
Les dieux s’en vont, les géants vieillissent : Reuze est aujourd’hui perclus de rhumatismes ; aussi lui a-t-on donné un char, noble véhicule de forme pseudo-romaine. Reuze a déposé sa lance désormais inutile et gênante, mais a conservé son casque, sa cuirasse, ses yeux terribles et cette épaisse barbe noire qui lui vaut un air majestueusement farouche. D’une main ferme, comme Hippolyte, il guide ses ardents coursiers.
Quelles que soient la gloire de Gayant et de Reuze et leur suprématie incontestée sur tous les géants de Flandre, il serait injuste de passer sous silence Lydéric et Phynaërt, de Lille ; le Druon, d’Anvers, dont la carcasse est l’œuvre de Pierre Van Aelst, peintre et sculpteur de Charles-Quint, et qui, en 1803, eut l’honneur de paraître devant Bonaparte et Joséphine ; Goliath et Tyrant, d’Ath, qui, en 1794, furent décapités, puis brûlés en place publique par ordre de la Convention ; le géant de Termonde , dont le cheval est porté par trente-quatre hommes ; le Goliath d’Ypres, qui pèse 420 kilos ; le Goliath de Furnes, qui était décapité chaque année après la procession et pendu au mur de l’église jusqu’à l’année suivante ; les Reuze de Cassel, Bourbourg, etc., etc.
Libre aux esprits caustiques, revenus dès l’abord de toutes choses, de railler ces coutumes, cette naïveté, cette badauderie. Il convient, tout au contraire, de les encourager, de souhaiter qu’elles ne disparaissent point, ainsi qu’ont fait malheureusement tant de traditions et de fêtes locales où survivait l’esprit de nos pères, l’âme même de la vieille France. Au point de vue de la couleur et du pittoresque, si fort à la mode aujourd’hui, ce culte des géants n’est-il pas de beaucoup supérieur aux divertissements de mauvais aloi et de fâcheuse influence dont on essaye trop souvent d’amuser les foules ?
Il prouve en outre que les flamands de Belgique et de France demeurent invinciblement attachés à leurs traditions et à leurs souvenirs ! Cette fidélité ingénue caractérise cette race vaillante qui, après avoir créé son sol en dépit de la nature même, sut le défendre contre les envahisseurs. Tout se tient: aimer la petite patrie, c’est encore le meilleur moyen de bien aimer et de bien servir la grande.