La Fête de Gayant à Douai
L’illustration pour Tous 20/07/1879
(Collection D. De Coune/Terre de Géants)
Pendant les cinq premiers jours de la semaine qui vient de s’écouler, les Douaisiens ont joyeusement pris part à leur fête communale, destinée à célébrer l’anniversaire de l’entrée des Français à Douai, le 6 juillet 1667, mais qui, dans les traditions locales, remonte bien au-delà du règne de Louis XIV, et à laquelle le peuple a toujours conservé son vieux nom de Fête de Gayant.
Toutes les communes, villes, bourgs et villages de la Flandre ont leur kermesse ou ducasse ; elles luttent entre elles de réjouissances et de fêtes; aucune ne peut offrir de spectacle aussi remarquable que celui du Gayant de Douai.
Mais, me direz-vous, qu’est-ce donc que Gayant ? Nous, qui ne sommes pas Douaisiens, qui ne sommes pas même Flamands, nous ne savons pas le premier mot sur cet illustre personnage. – Si vous le désirez, je vais vous édifier sur son compte, et vous dire ce qu’a été et ce qu’est actuellement Gayant dans la légende et dans l’histoire.
Voyons d’abord la légende.
C’était vers l’an 881, peu importe d’ailleurs l’année, mais c’était dans tous les cas au temps du comte de Flandre Baudouin II. Les Normands, barbares venus sur leurs vaisseaux du Danemark, de la Suède et de la Norwège, ravageaient les côtes de l’océan Germanique, aujourd’hui mer du Nord. Ils arrivèrent jusqu’à Douai et entreprirent le siège de cette vieille et riche cité. La défense était bien conduite et dirigée par le comte de Flandre en personne, mais les barbares étaient forts et nombreux; ils étaient sur le point de s’emparer de la ville, lorsqu’un secours inespéré arriva aux assiégés.
Le seigneur de Cantin, village à six kilomètres de Douai, et qui s’appelait Jean Gélon, put, au moyen d’un souterrain qui reliait son château à l’intérieur de la ville, pénétrer dans la place, se mettre à la tête des défenseurs, faire une sortie et repousser les Normands jusqu’à Bavay, à plus de vingt lieues de là; malheureusement il trouva une mort glorieuse sous les murs de cette dernière ville.
Les Douaisiens, dont il avait été le sauveur, voulurent en perpétuer le souvenir, et ils créèrent une image gigantesque de Gayant qui, depuis lors, est promenée chaque année durant trois jours dans toutes les rues de la ville, à la grande joie des enfants et au grand ébahissement des visiteurs étrangers.
Voilà pour la légende; passons maintenant à l’histoire.
L’histoire offre dans ce cas plus d’hésitation que la légende, car elle a été jusqu’ici incapable de découvrir dans quel siècle le géant de Douai a été pour la première fois offert à l’admiration des citoyens de cette bonne ville. Toutefois il est fort probable qu’il fit son apparition sous la domination des ducs de Bourgogne Jean sans Peur et Philippe le Bon, c’est-à-dire au XVème siècle; mais sa gloire était fort restreinte, car il n’était que le symbole ou chef-d’œuvre de la modeste corporation des vanniers ou manneliers. Il accompagnait alors cette corporation à la procession solennelle en l’honneur de saint Maurand, duc et patron de Douai. Jusqu’en f665, Gayant figurait seul dans les processions. En cette année, on se décida à lui donner une compagne que l’on appela Marie Cagenon. Les deux époux occupèrent la place d’honneur à la brillante réception que fit la ville, en 1667, au roi Louis XIV. Peu après il lui advint de la famille, un fils, nommé Jacquot, et une fille appelée Filion, et plus tard, vers 1715, un fils qui n’a jamais pu dépasser la première enfance et qui répond au nom caractéristique de Binbin.
En 1699, un mandement de Mgr l’évêque d’Arras avait fait disparaître de la procession de saint Maurand quelques symboles trop peu chrétiens ou frisant le grotesque, et Gayant avait dû rester chez lui avec sa famille. A partir de ce moment, il eut sa procession spéciale, où l’on chantait sa chanson, qui remplace aujourd’hui encore pour les Douaisiens le Ranz des Vaches. En 1771, sur de nouvelles observations de l’évêque d’Arras, la procession de Gayant et de sa famille fut reportée au dimanche le-plus près du 6 juillet, c’est-à-dire à l’anniversaire du jour où la ville s’était, en 1667, rendue à Louis XIV. En 1779, la famille Gayant reprit tous les ans, sauf pendant la tourmente révolutionnaire, où elle fut remplacée par la déesse Raison, sa promenade dans les rues de la cité, modifiant par intervalle son costume et l’adaptant à la mode du jour.
En 1821, Gayant et son cortège retrouvèrent leur ancien costume : c’est celui sous lequel nous les avons toujours connus, c’est celui sous lequel nous les décrirons brièvement.
Gayant, le chef de la famille, haut de sept mètres et demi, porte l’équipement de la Renaissance : casque à panache, cuirasse, grand manteau flottant, lance à guidon, épée à la grecque; sa femme, un peu plus petite, porte un costume de la même époque ; le fils aîné, Jacquot, qui n’a que quatre mètres, porte fièrement, avec la toque à plume, le vêtement à crevés et le court manteau du XVIème siècle; la jeune fille, au teint pâle, aux cheveux blonds, d’une taille de dix pieds, a pris un costume analogue à celui de sa mère. Quant à Binbin, vulgairement appelé le Tiot Tournis, à cause d’un défaut très apparent de son équilibre visuel, il est revêtu du costume traditionnel du marmot de six mois : longue blouse blanche et bourrelet; il porte dans les mains des hochets.
Ces costumes, toujours très frais, recouvrent des mannequins d’osier et de carton dont la moitié inférieure représente parfaitement la vaste crinoline qui faisait, il y a quelque vingt ans, les délices de nos mères. Cette crinoline est destinée à recevoir les porteurs qui, plus ou moins nombreux, font marcher les mannequins et peuvent même leur faire exécuter ce que, avec beaucoup de bonne volonté, on peut prendre pour une contredanse. La famille Gayant, pendant les trois premiers jours de la fête, sort du Musée, où elle demeure, pour parcourir presque toutes les rues de la ville. Elle est précédée et accompagnée de tambours et de quêteurs. Derrière elle caracole dans la foule le·Fou des Canonniers, le corps passé dans un cheval d’osier auquel il fait faire mille cabrioles pour effrayer les bambins. Puis vient, pour fermer le cortège, un char de forme antique, le char de la Roue de Fortune, sur lequel est obliquement placé un plateau rond qui, sous l’impulsion de la voiture, se lève constamment et s’abaisse, et en arrière duquel se tient, montée sur une roue, l’inconstante Fortune, le bandeau sur les yeux, la corne d’abondance à la main, répandant ses dons au hasard, ici sur un procureur, là sur un paysan, un financier, une fille, un militaire, un Espagnol, qui, tour à tour, montent, descendent et reçoivent tour à tour les dons de la Fortune.
Il va sans dire que la famille Gayant, en bonne Flamande qu’elle est, n’effectue pas sans de nombreuses stations, ses longues promenades, et qu’elle s’arrête souvent en face des cabarets pour se rafraîchir un peu et s’humecter le gosier d’une chope de bière. D’aucuns prétendent même qu’on a vu quelquefois Gayant regagner son logis en titubant légèrement. Que voulez-vous ? c’est sa fête, c’est la fête de sa bonne ville de Douai et de tous les Douaisiens, de tous ceux qui sont fiers de leur géant et qui tiennent à honneur d’être appelés ses enfants.
Et que l’on ne vienne pas rire de ce culte de la cité tout entière pour cette famille de mannequins d’osier. Pour nous tous, la famille Gayant, c’est l’image sensible de notre ville natale; c’est pour cela que nous l’aimons tant. Et nous sommes bien certains de faire ainsi acte de bon Français, car c’est une vérité incontestable qu’on est d’autant plus attaché à la grande patrie qu’on· est plus attaché à la patrie locale. Et certes, parcourez nos fastes militaires et vous nous direz si les enfants de Gayant n’ont pas toujours été de vaillants soldats pour la défense du pays. S’il nous était possible de l’oublier, nous n’aurions qu’à tourner les yeux vers les armoiries de notre cité, et les six larmes de sang qui coulent de l’écusson percé d’une flèche nous rappelleraient que six cents de nos concitoyens ont succombé pour la patrie à Mons-en-Pevèle en l’an 1304.
Un vieux Douaisien.