Les Fêtes de Lille
Un temps incertain menace les festivités
Le Grand Echo du Nord – 3 juin 1913 (© BNF Gallica)
La pluie.- la fâcheuse pluie — allait-elle gâter les magnifiques fêtes de Lille ? Il était permis, dès le matin, de le redouter. Le soleil avait cependant, fait une timide apparition. De pâles rayons donnaient espoir. Puis, l’horizon se couvrit de nuages couleur de cendre, qui, bientôt, se mirent en marche et eurent tôt fait de couvrir le ciel d’un voile attristant. Le vent fraîchit et, dans la matinée, quelques gouttes tombaient. Heureusement, ce ne fut qu’une fausse alerte, et la foule, mise en gaieté par les salves d’artillerie tirées par les Canonniers sédentaires, se dirigea vers le boulevard des Ecoles, pour assister à la revue des sociétés.
La revue des sociétés
Plus de 5000 Lillois y participèrent.
Nos sociétés n’ont rien perdu de leurs pittoresques tenues.
La revue des sociétés qui prennent part aux jeux populaires est une partie des fêtes qui plaît le plus au public. Elle est dans la tradition de notre race, qui aime les cortèges, le bruit et la couleur.
Chaque année elle réunit les nombreuses sociétés qui, le dimanche, se rassemblent dans les cours ou les jardins des estaminets pour jouer et aussi pour choquer de gros et grands verres, desquels déborde la mousse de la bière du Nord.
On s’y prépare plusieurs semaines à l’avance. De nouveaux groupements se forment pour participer aux concours organisés par la municipalité à l’occasion des Fêtes de Lille; on donne à la société qui vient de naître un titre bizarre, cocasse, qui fera rire; on cherche un clairon ou un tambour, on achète un drapeau, et en avant pour la revue. Si la société est victorieuse et que l’harmonie règne parmi Mes membres, elle devient définitive.
La revue des sociétés est une sorte de stimulant. Grâce à elle, l’existence de toutes ces petites sociétés, si populaires chez nous, est consacrée. Elle vivifie, elle encourage les vieilles, elle provoque l’émulation chez tous. Elle est nécessaire, parce que son maintien au programme perpétue une tradition chère aux Lillois.
L’année dernière, cette revue avait été fortement contrariée par la pluie. Celle-ci s’était mise à tomber en abondance au moment précis où la municipalité arrivait square Ruault, où les sociétés s’étaient rassemblées. Ce fut une débandade générale, dont on parlait encore dans les sociétés dimanche matin.
Cette année, quoique le ciel fut gris, bien que le soleil restât obstinément caché, la revue eut son succès habituel.
Elle permit de constater que nos sociétés sont toujours aussi nombreuses, que les jeux populaires sont toujours en honneur à Lille.
A 10 heures, elles étaient rassemblées sur le terre-plein du boulevard des Écoles. Derrière elles, s’étaient groupés en plusieurs rangs, les curieux, les amis, venus de tous les points de Lille.
A la même heure, arrivaient en voiture, M. Charles Delesalle, maire, accompagné de quelques adjoints et de plusieurs conseillers municipaux.
La musique municipale des Sapeurs-Pompiers salue nos édiles par l’exécution de la « Marseillaise », que ceux-ci écoutent la tête découverte. M. le Maire félicite son chef M. Laigre, de la bonne tenue des musiciens ; Puis suivi de ses collaborateurs, ils passent devant le front des sociétés réunies, tandis que les sociétés musicales qui encadrent les joueurs exécutent tour à tour divers morceaux après le passage de notre premier magistrat; parfois ce sont des chants, des sonneries de clairon qui saluent les autorités.
Le défilé a lieu aussitôt. Ce n’est pas le moindre attrait de ce spectacle. D’abord, les différents groupes forment un énorme ensemble de plus de 5000 personnes. Les « bouchonneux » font la majorité. Archers, arbalétriers, joueurs de boules, de palet, etc., ont un drapeau. Les pins sont vieux, usagés, vénérables, les médailles qu’ils portent attestent de multiples victoires. Les plus anciens ont des couleurs vertes, marron avec des motifs originaux ; L’une d’elle, les Archers d’Esquermes, fut fondée eu 1875. Ceux-là appartiennent, aux plus anciennes sociétés, aux groupements solidement organises où l’amitié, la camaraderie ne fléchissent pas, malgré les ans passés.
Le défilé de toutes ces sociétés éveille dans la. foule la curiosité, car. à côté des joueurs, il y a des pancartes ou des drapeaux portant des inscriptions comiques, naïvement orgueilleuses.
Les « bouchonneux » se distinguent dans la recherche de ces inscriptions. Il y a : les « Vente d’Osier », les « Durs à Cuire », les « Mal Mariés », les « Blancs Bonnets », les Petits Minteux », les « Sans-Cœurs », les « Tout Nerf », les « Belles Poires » en tête desquelles marche une solide cantinière de zouave tenant délicatement dans la main un bouquet de fleurs roses, les « Fatigués du Repos », les « Becs Salés », les « Casseux de Bos », les « Savattes », les « Frappés du Cerveau » d’Esquermes, la « Société des Contrariants », les « Amusettes », les « Barbus »d’Hellemmes, les « Drôles de Bougres »,les « Pleins d’ Fu », les « Petits Radis », la « Société du Dernier Sou », etc.
L’allure de ces joueurs, leur prestance, l’air digne ou sans façon qu’ils prennent en passant devant les autorités’ qu’ils saluent en se découvrant, sont autant de sujets d’amusement.
Les géants lillois, Lydéric et Phinaert, accompagnés de Jeanne Maillotte, du tambour-major et des tambours des Hurlus, terminaient ce pittoresque défilé devant les autorités.
Le cortège parcourut ensuite les rues de Paris, des Manneliers, et défila sur la Grande-Place, devant la Colonne, rue de la Bourse.
La dislocation eut lieu place du Théâtre, en présence d’une foule amusée.
Les jeux populaires
Bien que se jouant, pour la plupart, dans des lieux couverts, les jeux populaires se ressentirent du temps affreux dont nous fûmes gratifiés.
Une sorte de tristesse se lisait sur les visages, et la même réflexion revenait comme un leitmotiv sur toutes les lèvres : « Quel malheur ! »
Contre cette mauvaise fortune, on fit cependant bon cœur. On devait jouer, on joua avec entrain. Sous la pluie qui tombait et venait battre la charge sur le dos des partenaires, on livra d’homériques combats. Un coup offrait-il une contestation, vite, on discutait, avec âpreté, sans se soucier même des averses continuelles qui faisaient rage. La bonne harmonie ne cessa pas un instant de régner, et certaines parties furent à ce point acharnées, qu’on dut, pour désigner le vainqueur, remettre la partie à lundi.
Les jeux de bouchon qui se déroulaient boulevard Montebello, rue du Faubourg-de-Béthune, rue des Bois-Blancs, place Vanhoenacker, rue de l’Est, square Pierre-Ricart, rue Lamarcq, furent très suivis. Malgré la boue qui. en certains endroits, gênait considérablement les joueurs, toutes les parties furent disputées.
Un jeu de billon avait été installé square Morisson. Ce jeu n’a que peu d’adeptes, mais ceux qui s’y adonnent furent également gênés par la pluie.
Place Déliot, un jeu de bac avait été organisé. Les fervents du « dé » purent demander au hasard de leur être favorable, car les concurrents étaient en assez grand nombre et tous aussi désireux les uns que les autres de remporter la palme.
A l’Alliance, rue d’Arras, et à Saint-Martin, rue d’Esquermes, on tirait à l’arc au berceau. Les plus adroits rivalisèrent entre eux d’adresse et de sûreté de coup d’œil.
Place de l’Arbonnoise, se tenait un tir horizontal au fusil-arbalète. Les disciples de Guillaume-Tell étaient en assez grand nombre, et les prix ont été l’occasion de combats superbes.
Le jeu de baigneaux est certainement un des jeux les plus en faveur parmi les Lillois Pour leur permettre de s’y adonner plus facilement, la. municipalité en avait installé un peu partout : rues Saint-Bernard, Corneille, d’Iéna, du Faubourg-de-Béthune, boulevard Victor-Hugo, et place du Gard. Les concurrents étaient fort nombreux ; aussi, avait-il été décidé que le rebat aurait lieu le lundi, place d’Arcole.
Les amateurs de javelot et les archers à la perche trouvèrent à exercer leur adresse, les premiers rue du Long-Pot, les seconds aux Francs-Tireurs de Canteleu et à la société Saint-Pierre, de Moulins-Lille. Maintes fois, on s’est plu à dire que l’arme de guerre nécessitait un entraînement constant. Pour répondre à ces desiderata, des sociétés se fondèrent à Lille. A l’occasion des fêtes, de grands concours avaient été organisés, par les « Carabiniers de Lille », « Les Carabiniers Lillois », « Les Carabiniers du Tir Dupleix », et la société « l’Avenir ». Ils ont tous remporté un vif succès et les premières places ne sont revenues qu’à de très adroits et très exercés « fusiliers ».
La distribution des récompenses attribuées pour ces jeux sera faite à l’Esplanade, lundi à 6 heures.
Le Cortège des Nations
Dès la première heure, les membres du comité, MM. Boutry, Lesenne, Rémy, Valdelièvre, etc., étaient sur pied pour l’organisation du cortège des Nations. Depuis 1892, nos concitoyens n’avaient pas assisté à un défilé aussi fastueux.
De tous les environs de Lille, on était accouru pour contempler le cortège et l’applaudir au passage ; et il fallut que la pluie, la malencontreuse pluie, vint jeter le désarroi dans cette fête préparée de longue main, par un comité dont le zèle, méritait une autre récompense.
Ce comité, qui a si largement contribué aux fêtes, ne peut être, en effet, rendu responsable de ce que l’ordre et l’itinéraire du cortège ne furent point toujours conformes aux indications du programme.
Bien avant l’heure fixée peur le rassemblement, et malgré la pluie, la foule se massait dans les rues que devaient parcourir le cortège des Nations.
Pendant ce temps, chars, groupes costumés, se rassemblaient boulevard du Maréchal-Vaillant.
A 3 heures, la presque totalité des chars et des groupes se trouvaient aux points qui leur étaient assignés. Et la pluie tombait toujours !
Abrités sous les parapluies, les curieux, par milliers, très stoïquement, les pieds dans la boue, attendaient le départ du cortège.
A 4 heures, le signal du départ fut enfin donné, la pluie ne cessait de tomber.
Précédé de. gendarmas a cheval, suivi d’un superbe cavalier nègre, un véritable nègre, portant le fanion du comité, le cortège quittait le boulevard du Maréchal-Vaillant, et se dirigeait vers la. porte de Paris, où était érigée la tribune d’honneur.
S’y trouvaient : MM. Ch. Delesalle, maire de Lille, Duburcq et Liégeois, adjoints ; G. Lesenne, Ducastel, Leleu, D.Danel, Duponchelle,Delos, Valdelièvre, conseillers municipaux ; Desrousseaux, chef du bureau des fêtes, etc.
Le cortège, en bon ordre défila devant la tribune d’honneur.
Chacun des chars, chacun des groupes, sur toutle parcours, furent l’objet des ovations de la foule.
Successivement, derrière le fanion du Comité défilèrent :
La Musique de Canteleu-Lambersart (Comité) ; les Cavaliers Américains (Comité) ; le Groupe Américains et Américaines (Comité) ; le Char de l’Amérique ; la Musique Algérienne ; le Char des Colonies ; les Trompettes porte-fanion des « Anciens Artilleurs » (Comité) ; les Toréadors (Comité) ; les Cavaliers Espagnols ; le Char de l’Espagne ; le Char de l’Ecosse ; la Musique turque ; le Char de la Turquie ; la Musique russe (Varsoviens) (Comité) ; le Char de la Russie, qui fut très admiré et très ovationné ; le Char de l’Italie (Comité) ; le Groupe Musique de l’Union des Peuples ; le Groupe de l’Union des Peuples ; le Char de l’Union des Peuples préconisant la Paix Universelle ; les Accordéonistes Lillois (Comité) ; le Char de l’Alsace-Lorraine (Allemagne), longuement applaudi; le Groupe de Mousses fifres anglais ; le Groupe de Marins et Mousses anglais; la Musique anglaise.
Le Char de l’Angleterre, représenté par un torpilleur avec ses agrès, canons et marins en tenue officielle que le public acclame ; l’Harmonie de Lambersart (Comité) ; le Char du Mexique (Comité) ; le Groupe Papillons et Libellule ; le Groupe Musique Papillons ; le Char du Japon ; le Char de l’Autriche (Comité) ; le Char du Maroc ; le Groupe Bohémiens ; le Groupe Bohémiennes ; la Musique Bohême ; le Char de la Bohême et Roumanie ; la Musique d’Attiches (Comité) ; le Char de l’Egypte ; le Char de la Grèce (Comité) ; le Groupe Pêcheurs Hollandais ; le Groupe Pêcheuses Hollandaises ; la Musique Pêcheurs Hollandais ; le Char de la Hollande ; la Musique Fanfare de Moulins-Lille (Comité).
Le char de la Chine (Comité) avec (Bouddha authentique) ; le char de la Belgique (Comité) ; le groupe cavaliers trompettes hussards de 92 (Comité), qui fut très admiré ; le char de la France ; le groupe de 50 marins tambours (Comité) ; le groupe de 50 marins clairons (.Comité) ; le groupe de 50 mousses fifres (Comité) ; la Musique des Intimes de Tourcoing (Comité) ; le char de la Flandre (Comité) ; la Musique du Centre (Comité) ; cavaliers ; le char du Triomphe de la Paix.
Le cortège se terminait par un char-aumônière, qui, pour les pauvres, recueillit sur le parcours, les oboles de la foule.
Parmi les chars les mieux construits, les plus jolis par leur originalité ou les costumes des figurants, nous mentionnerons celui de l’Angleterre ; celui de la Hollande représentant un bateau à voiles avec, à l’arrière, un phare, celui de la Russie ; ceux de la Belgique, de l’Italie, de la Bohême, etc., qui tous obtinrent, malgré la pluie qui transformait les figurants, femmes et hommes, en scaphandriers, un légitime succès.
Parmi les groupes, signalons ceux des trompettes des hussards de 92; des, pêcheurs hollandais, des Bohémiens et Bohémiennes, des toréadors espagnols, etc.
Sans incident, malgré le changement d’itinéraire dû au temps, le cortège gagna la rue de Fives. où se fit la dislocation.
Ajoutons que dans le cortège, ce dont on ne saurait trop louer le Comité d’organisation, se trouvaient deux voitures d’ambulance avec un médecin et un pharmacien, pour le cas où un accident viendrait à se produire. Fort heureusement, ce service de santé n’eut pas à opérer.
La soirée
Les illuminations
Malgré la pluie, nombreux furent les promeneurs qui déambulèrent dans la soirée, à traversées rues savamment illuminées.
Rues de Fives et Saint-Sauveur, le spectacle est féerique. On ne peut s’empêcher d’admirer le goût et la fantaisie qui présidèrent à l’installation. Ce n’est que ruissellement et éclaboussement de lumière. Les rues sont traversées par des guirlandes de feu aux couleurs les plus vives, les plus chatoyantes.
Au centre, des cartouches flambent où sont dessinées, les armes de Lille. Cette avenue de portiques, par un curieux effet d’optique, semble prolonger indéfiniment les rues. Rue Saint-Sauveur, les motifs lumineux, placés dans les arbres, ont des formes étranges et ravissantes. On dirait de gros fruits monstrueux. Des guirlandes courent d’arbre en arbre jusqu’au square Ruault, dont le kiosque est brillamment illuminé et d’où la musique des Canonniers déversera, deux heures durant, des flots d’harmonie.
L’incontestable clou des illuminations est la Porte de Paris. Une inscription de feu portant ces mots : « Vive Saint-Sauveur, vive Saint-Maurice », surplombe une croix de la Légion d’honneur qui semble suspendue à la voûte. Cette voûte est éclairée par des lampes qui répandent une lumière violette du plus heureux effet. On doit en convenir, tout avait été fait pour plaire, pour séduire mais, hélas ! le temps, navrant a empêché les Lillois de goûter, comme il convenait, ce spectacle.
Le cortège lumineux ne voulut pas affronter le mauvais temps et le concert de la Grand’Place fut supprimé.
Vers neuf heures du soir, un splendide cortège lumineux devait parcourir les principales rues des quartiers Saint-Sauveur et Saint-Maurice, et notre grande harmonie « Le Cercle Berlioz » devait donner un concert Grande-Place.
Ces attractions eussent suffi, s’il avait fait beau, à attirer vers le centre de la ville la foule des grands jours.
Comme il n’y avait presque personne dans les rues et que, d’autre part, la pluie continuait à tomber avec persistance, l’on décida de supprimer le concert et le cortège.
Il y avait longtemps qu’une pareille mesure n’avait été prise. On estima d’ailleurs qu’elle était fort sage.
Si le temps le permet, lundi soir, le cortège lumineux fera probablement la promenade projetée et le concert du « Cercle Berlioz » aura lieu quand même.
Que le ciel plus clément veuille bien accorder ces justes compensations à tous nos concitoyens et surtout aux commerçants des .quartiers de Saint-Sauveur et Saint-Maurice qui s’étaient dépensés sans compter.